La Ronde de nuit marque un tournant s'apparentant à un retour en arrière dans la façon qu'a Peter Greenaway de raconter une histoire. S'il s'est fait connaitre grâce a des chefs d'oeuvres comme Drowning by Numbers ou Le Cuisinier, le Voleur, sa femme et son amant, souvent qualifiés de films baroques et principalement reconnaissables à ces cadres travaillés comme des tableaux et ces acteurs que l'on ne voit presque jamais en gros plan, le tout porté par une narration homogène et forte, il avait depuis Prospero's Book pris une orientation conceptuelle et esthétique différente qui avait atteint son apogée avec la trilogie de Tulse Lupper. Dans cette nouvelle profession de foi artistique, Greenaway abandonnait l'unicité de sa narration, s'il gardait des échelles comparables dans ces plans et les mêmes obsessions (notamment pour tout type de classification) il en changeait totalement l'aspect en multipliant les expérimentations visuelles créant un millefeuille d'images et de narrations pour appréhender le récit d'une manière plus globale. Bien qu'extrêmement puissante conceptuellement cette nouvelle démarche menant bien souvent l'écran à être saturé est moins accessible et n'a, à mes yeux, pas permis de donner à aux films qu'il réalise entre 1995 et 2005 la même puissance cathartique que celle atteinte précédemment dans sa carrière. C'est donc plutôt surpris mais confiant que j'ai abordé ce nouveau film en découvrant dès les premières images un retour aux sources indéniable, après tout quoi de mieux qu'un récit inspiré d'un peintre baroque et de sa création pour se remettre dans cette optique picturale ?

Dans La Ronde de Nuit, Peter Greenaway s'attaque donc à la figure de Rembrandt et à l'une de ces oeuvres les plus fameuses, la Ronde de nuit. Bien loin de l'approche historique et documentée ennuyeuse que nous aurait offert un énième biopic hollywoodien, ce film se base sur la figure de Rembrandt et invente autour de son oeuvre une sombre histoire de complots lui permettant de traiter des sujets universels liés à la création artistique. Car dans le monde de Greenaway, La Ronde de Nuit est une oeuvre commandée par une sombre milice de mousquetaires dont les membres sont liés à une affaire d'assassinat et utilisent un orphelinat comme réseau pédophile. C'est donc dans un premier temps aux difficiles arrangements à faire avec sa conscience lorsque l'on effectue des commandes artistiques que nous confronte le film, nous faisant découvrir le quotidien épuisant d'un peintre travaillant sur une énorme commande et devant gérer les égos de nombreux individus peu recommandables avant de basculer dans la découverte des crimes de ces derniers. Chacun des plans virtuoses convoque la peinture baroque et crée un environnement si cadré et impressionnant qu'il permet au spectateur de parfaitement comprendre la situation de Rembrandt piégé par cette commande pour des puissants impliqués dans des crimes qui le dépassent. S'il est difficile de voir en Rembrandt la personnification de Greenaway (le monsieur n'ayant pas spécialement fait d'oeuvres de commande à ma connaissance), on y décèle clairement une personnification de l'artiste en général, qu'il soit peintre, musicien ou surtout cinéaste, bien souvent amené, par les réalités mercantiles du marché dans lequel il évolue, à fourvoyer ses idéaux.

Il est aussi rassurant de voir tout au long du film que la rupture avec les expérimentations passées visible dans ce film ne signifie pas la rupture avec tout type d'expérimentation en témoigne ces scènes sur le mode du témoignage (un peu à la manière de Peter Watkins dans Munch ou Le Libre Penseur) dont l'absence de décors permet une implication profonde dans les conflits intérieurs du protagoniste.

Alors que Rembrandt semble coincé par ses commanditaires et leur pouvoir, La Ronde de nuit propose un final célébrant la toute puissance de l'art, car en utilisant le langage pictural, Rembrandt se sert de l'oeuvre comme d'une pièce à conviction, en effet, pour qui sait regarder un tableau chaque détail les dénonce (un coup de fusil, une jeune fille, une ombre tombant judicieusement, une couleur particulière ou le placement d'une épée). Tout en nous rappelant sa puissance, Greenaway nous invite aussi a regarder plus attentivement les oeuvres d'art pour découvrir leurs merveilleux mystères cachés. S'il réussi a mettre en colère les pontes de la milice qu'il a représentés de manière peu élogieuse, ce geste ne les détruit pourtant pas, en les forçant a garder le tableau car le désavouer serait confesser leur crime, Rembrandt les humilie mais déchaine surtout leur courroux. Et c'est en rendant le rendant aveugle - cécité dont le spectre planait sur le film depuis la première scène - que cette vengeance s'exprime, s'ils sont grandement offensés lui est détruit car un peintre qui ne voit plus perd son art et le sens de sa vie. Acte de bravoure ou folie inutile d'un homme désespéré ? Ce final laisse un goût amer et rappelle que si l'art est tout puissant, le pouvoir l'est encore plus.

Dans cette fable uchronique basée sur la vie de Rembrandt, Greenaway bâtit un plaidoyer en faveur de la créativité et de sa puissance cachée en même temps qu'un pamphlet envers les élites incultes qui s'accaparent son pouvoir à des fins personnelles. En abandonnant ces expérimentations menant à la saturation de l'écran, il retrouve une virtuosité de tous les plans, travaillés à la manière des tableaux qui sont le sujet du film. Pourtant, malgré cet ensemble de qualités indéniables, il semble manquer à La Ronde de nuit ce supplément d'âme qui fait que les films de Greenaway sont au sommet de mon panthéon cinématographique personnel. La ronde de nuit semble par moment une leçon bien ficelée là où des films comme The Baby of Macon ou Zoo étaient des chocs cathartiques sans équivalent. Reste un très bon film qui pour la plupart des réalisateurs serait un chef d'oeuvre et que l'on ne peut que vivement conseiller à toute personne s'intéressant à l'art.

arthurdegz
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le 5 mars 2023

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