Avec La Rue de la honte, Kenji Mizoguchi abandonne toutes visions romancées de la geisha car l’heure n’est plus au sentiment : il plante sa caméra au cœur du quartier rouge de Yoshiwara pour relater, tel un documentariste, le quotidien de ces femmes dans le Japon de l’après-guerre. Cette sobriété de ton lui est nécessaire pour transcender son sujet, transformant aussi son ultime portrait de femme en une critique acerbe de la société nippone. La honte, nous dit-il, réside sans doute moins dans cette rue que dans le coeur même du pays.


Au lendemain de la guerre, la prostitution est devenue un véritable phénomène de société et L’État, pour sauver les apparences, cherche à faire passer une loi interdisant les maisons closes ; c'est dans ce contexte particulier que Mizoguchi nous propose de suivre cinq geishas, symbolisant chacune un aspect différent du problème, cinq femmes qui vont se trouver à la croisée des chemins avec comme seul objectif : sortir de la misère.


Rapidement on se rend compte que la prostitution n'est que la partie émergée d'un mal beaucoup plus profond, qui pourrit lentement les entrailles du pays, à savoir la misère sociale. Le cinéaste se pose d'entrée comme un spectateur attentif de la société, il nous expose des faits en toute neutralité, laissant au spectateur le soin de se forger sa propre opinion. Ainsi, c'est avec une certaine ironie qu'il nous montre l'absurdité d'une loi qui veut interdire du jour au lendemain ce qui était autorisé depuis des siècles, poussant un peu plus ces femmes dans la précarité. Le cinéaste ne se pose pas en défenseur des maisons closes pour autant, il nous montre de quelle manière ces filles se font exploiter par des patrons faussement paternalistes, de quelle façon elles s'accrochent à un ultime espoir pour pouvoir sortir un jour de cette maison close, nommée cyniquement Le rêve.


Mizoguchi met rapidement de la distance avec ses personnages pour éviter toute sensiblerie, le quotidien de ces femmes est souvent perçu de manière faussement légère, au détour d'une conversation ou à travers les péripéties du quotidien. Cette sobriété de traitement se retrouve dans une mise en scène suffisamment discrète pour laisser s'exprimer les différentes actrices, et notamment la brillante Machiko Kyo.


En toute impartialité, il nous montre les raisons qui poussent ces femmes à exercer le plus vieux métier du monde : aider un mari malade, subvenir aux besoins de son enfant ou dans un but purement matériel. Et c'est toujours avec cette même neutralité qu'il nous montre comment le piège se referme sur elles, dès qu'elles essayent de s'en sortir, il y a toujours quelqu'un pour leur enfoncer un peu plus la tête sous l'eau : c'est un mari trop lâche, un père méprisant ou encore d'un fils ingrat. On découvre ainsi la vision bien pessimiste d'un pays qui ne semble donner sa chance qu'aux plus vils de ses habitants...


La conclusion, bien trop amère, de La rue de la Honte montre les limites de la démarche de Mizoguchi : dans sa volonté de dénoncer, coûte que coûte, les travers de la société, il n'évite malheureusement pas la surenchère. Malgré tout, même si on a du mal à être ému par le destin des différents personnages, on n'en demeure pas moins troublé par cette histoire, aussi forte qu'elle est simple, à l'image de cette ultime séquence, de ce dernier geste filmé par Mizoguchi, qui nous glace d'effroi. La rue de la Honte ne se voit pas comme un aboutissement mais plutôt comme la pièce qui nous manquait jusqu'alors pour pouvoir pleinement admirer cet imposant puzzle que constitue l’œuvre du cinéaste.



Créée

le 26 sept. 2023

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Procol Harum

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