La Soufrière
7.5
La Soufrière

Documentaire de Werner Herzog (1977)

La simple évocation de son nom suffit à marquer notre imaginaire, instillant immédiatement dans nos esprits les idées de catastrophe, de mort et de chaos. La Soufrière devient, par sa simple appellation, le symbole d'un enfer sur Terre, cristallisant ainsi toutes nos angoisses liées à la fin du monde. Lorsque le volcan commence à cracher sa colère en juillet 76, on nous annonce l'imminence d'une " catastrophe inévitable ", des milliers d'habitants sont évacués de Basse-Terre, la tragédie commence à prendre forme. Jusque-là, le déroulement des événements pourrait servir à l'élaboration de n'importe quel film catastrophe hollywoodien, mais ce qui intéresse Herzog ce n'est pas tant l'odeur du soufre que le drame humain qui s'y joue : les journaux relatent l'histoire improbable d'une poignée de paysans qui refusent de partir malgré le danger. La nouvelle a de quoi alerter le cinéaste qui voit dans ce fait divers la matérialisation de tout ce qui hante son cinéma : l'histoire de personnages atypiques, hors normes, qui affrontent avec sérénité leur destin tandis que la folie, le chaos, gagne le reste du monde. Notre homme et son équipe partent donc dans l'urgence pour la Guadeloupe, La Soufrière doit être son documentaire ultime.


Bien sûr, on sait maintenant que la catastrophe n'aura pas lieu, annihilant par la même occasion toutes les attentes du cinéaste, rendant presque absurde son documentaire. Mais pourtant, à le regarder de plus près, ce bout de péloche n'est pas dénué d’intérêt puisqu'il est très révélateur de la démarche artistique et des obsessions de son auteur.


Rien qu'à voir les premières images, on devine aisément l'enthousiasme qui anime Herzog : un soupçon de musique classique accompagne sa diction solennelle ; le volcan, majestueux, annonce la destruction de toutes choses, réduisant en cendres les efforts de l'homme pour se sentir important. Il filme l'élément naturel comme il l'a filmé dans Aguirre et comme il le filmera dans Cobra verde ou Fitzcarraldo, en exaltant sa force, sa beauté et sa dangerosité sans chercher à l'enjoliver. La lumière est crue, la mise en scène naturaliste, l'accent est mis sur le sujet et les personnages.


Ainsi, la solennité et la force du volcan mettent en relief le caractère dérisoire de l'existence humaine : en l'espace d'un instant l'Homme et sa société peuvent disparaître de la surface de la Terre. Ses efforts pour contrôler la nature sont, à l'image des rebelles des Nains aussi ont commencé petits, vains et ridicules ! Les images sont éloquentes : la ville qui est visitée par Herzog a tout de la ville fantôme, perdue dans un décor apocalyptique. Les maisons, les commerces, les usines sont vidés de toute présence humaine, seuls quelques postes de télévision en état de marche ou des feux tricolores trônant fièrement au milieu des carrefours viennent nous rappeler que la vie était encore là, il y a peu. Herzog en est sûr, il tient son "apocalypse" et filme, avec frénésie, une image qui sera récurrente dans sa filmographie : le monde en proie au chaos. Il ne lui reste plus qu'à trouver son Fitzcarraldo ou son Woyzeck, son personnage hors normes, son exclu de la société qui sera le garant du genre humain, pour le meilleur comme pour le pire.


Il pense le trouver parmi le groupe de paysans précédemment cité, évidemment ! Avant de les rencontrer, il nous rappelle l'éruption de la Montagne Pelée, en 1902, qui fit plus de 20 000 morts. Un homme pourtant aura la vie sauve car il était enfermé au fond d'un cachot. Voilà, il y a tout Herzog dans cette anecdote ! Et c'est précisément cette puissante ironie de la vie qu'il va traquer en se rendant auprès des paysans. Il ne trouvera pas grand-chose, bien sûr, puisque la catastrophe n'aura pas lieu. Avec le recul, le seul qui semble véritablement fou, ou hors norme, c'est Herzog lui-même : il s'agite, filme, épie, encore et encore, cette vie qui s'accroche à ce morceau de terre en pensant que la fin est proche. Son action en tant que documentariste prend tout son sens : il filme avant tout pour la mémoire humaine, pour apporter un témoignage qui sera vu ou entendu par les générations futures. Cette conscience de la fragilité de la vie et ce besoin de laisser un témoignage pour l'éternité seront au cœur de ses principaux documentaires : Leçons des ténèbres, Cave of Forgotten Dreams et surtout Encounters at the End of the World.


Avec une bonne dose d'autodérision il clôt son métrage en disant que c'était " un documentaire sur une catastrophe inévitable qui n'a pas eu lieu ". Mais ne nous laissons pas aveugler par la tournure absurde de La Soufrière, car si aucune catastrophe ne vient défiler à l'écran, on peut toutefois se réconforter avec la vision d'un cinéaste qui se met à nu, levant le voile sur ses obsessions et sa vision du cinéma.

Créée

le 27 avr. 2022

Critique lue 72 fois

5 j'aime

3 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 72 fois

5
3

D'autres avis sur La Soufrière

La Soufrière
Moizi
7

En attendant Godot

Je suis un peu déçu car ce n'est pas là le meilleur film d'Herzog, loin de là et je pense que c'est tout simplement dû au fait que le film soit très court et que part conséquent le sentiment de mort...

le 18 oct. 2016

7 j'aime

La Soufrière
Procol-Harum
7

Leçons de ténèbres

La simple évocation de son nom suffit à marquer notre imaginaire, instillant immédiatement dans nos esprits les idées de catastrophe, de mort et de chaos. La Soufrière devient, par sa simple...

le 27 avr. 2022

5 j'aime

3

La Soufrière
nathandupessey
10

Captation de la mort

Herzog capte dans son court-métrage les derniers instants d’un village au pied de la Soufrière. Le silence des rues, les magasins abandonnés et les ports vides montrent un village évacué, prêt à...

le 25 avr. 2021

3 j'aime

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12