Voilà un bien étrange film que ce "Strategia del ragno" ! Naît de l'union improbable entre le style de Borges et celui de Bertolucci, il en résulte une œuvre inclassable, inénarrable voire incompréhensible, plongeant intensément son spectateur dans un univers à la croisée du film politique et de la farce, le tout saupoudré de fantastique ; malgré tout, il parvient inéluctablement à séduire autant qu'il peut l'intriguer. C'est déjà ça ! Car si notre perplexité peut être grande à la sortie du visionnage, le charme et la force narrative du métrage finissent par emporter notre adhésion et de nous rappeler, si besoin en est, que Bertolucci est un vrai cinéaste. Il faut dire que des films puant l'ennui, il en a fait pas mal et on avait presque oublié qu'il savait faire du vrai cinéma...
Dès les premières images, Bertolucci brouille les pistes. Le film s'ouvre sur l'arrivée d'un train dans une gare fantôme, deux hommes en descendent et ils vont être filmés à égal traitement. On pense découvrir les personnages principaux avant que l'un d'eux ne disparaisse totalement de la scène, nous laissant seul avec le véritable héros. À moins que celui-ci ne soit, finalement, ce lieu imaginaire, cette ville fictive perdue au milieu de la campagne italienne ; un endroit qui ressemble à une sorte de no man's land oublié de tous et où tout semble converger vers la place centrale où trône fièrement le buste du héros local, un militant antifasciste mort pour sa cause. C'est le centre de la toile d'araignée !
Autour de ce point d'ancrage, Bertolucci va dérouler sa trame principale, celle d'un jeune homme qui veut découvrir la vérité sur la mort de son père, autour de laquelle il va élaborer tout un réseau d'intrigues secondaires qui vont venir aborder des thèmes aussi variés que la politique, la famille ou la recherche du soi. À la manière des écrits de Borges, Bertolucci se plaît à jouer avec ses thèmes, faisant se rejoindre harmonieusement bien les différentes composantes de son récit et insufflant, de ce fait, une vraie force narrative à son film. C'est sa principale qualité mais c'est également son principal défaut ! L'aspect nébuleux pouvant aussi bien séduire qu'il peut laisser sur le carreau le spectateur hermétique à ce type de narration.
Mais outre la narration, c'est également le style du cinéaste qui retient l'attention. "Strategia del ragno" est un vrai film d'ambiance où les amateurs d'univers étrange, singulier ou gentiment onirique, vont s'en doute y trouver leur compte. Bertolucci s'emploie, à grands coups de travellings ou de zooms, à exalter l'ambiance d'étrangeté qui plane autour de cette ville. Il laisse traîner sa caméra sur ces grands espaces vides, écrasés par un soleil de plomb, troublant sans cesse notre perception du réel... on en vient même à douter de ce qui est authentique ou illusoire ! En fait, dans cette ville, tout semble être en représentation comme dans une pièce de théâtre ! Les décors, l'intrusion de la musique ( le Rigoletto de Verdi) ou l'apparition de ces saynètes improbables, comme la danse de ces personnages avec leur parapluie qui n'est pas sans rappeler le visuel des œuvres de Magritte. Bertolucci ponctuera d'ailleurs son film de nombreuses références picturales ou théâtrales pour entretenir ce sentiment. Mais il parvient également à provoquer le trouble chez le spectateur par le biais de simples flash-back. Cela lui permet de juxtaposer les temps de narration entre les histoires du père et du fils, qui, en plus, portent le même nom et sont joués par le même acteur. C'est simple et le résultat est garanti !
Avec "Strategia del ragno", Bertolucci signe une œuvre singulière, dense, déroutante, mais qui puise sa force sur une narration bien maîtrisée et sur une ambiance à la lisière du fantastique qui est tout à fait prenante. Et même si on n'adhère pas totalement à l'histoire, le travail pictural réalisé est, quant à lui, digne d’intérêt.