Les films ayant pour thème la robinsonnade, plaçant l'homme loin de toute civilisation afin de le confronter avec la nature sauvage, sa nature profonde, sont nombreux (Dieu seul le sait, Jeremiah Johnson, etc.) et se heurtent à la sempiternelle question de la représentation symbolique : comment exprimer à l'écran ce qui est du ressort de la métaphysique ou du cheminement psychologique ? La plus belle réussite en la matière demeure sans doute L'Île nue, film sans parole mais pas dénué de son, dans lequel Shindo prenait le parti de l'épure la plus totale afin de marquer notre imaginaire et d'éveiller notre conscience. C'est ce même chemin qu'emprunte Michael Dudok De Wit pour réaliser son premier long-métrage, La Tortue Rouge, placé sous l'égide des studios Ghibli : sans parole et avec un univers graphique minimaliste (même le surnaturel, propre à l'animation nippone, est relégué au second plan), le film touche à l'absolu et à l'universalité, exprimant poétiquement l'idée selon laquelle le bonheur s'offre à celui qui a su apprivoiser son île déserte.


Déjà perceptible dans ses différents courts-métrages, le style de De Wit, fondé sur l'alliance subtile entre le dessin à la main, au fusain et à l'ordinateur, utilise l'épure pour aller directement à l'essentiel : nul besoin d'esbroufe pour causer de l'Homme et de sa vie, lorsque l'on sait viser juste et parler le langage des sens : la fluidité du mouvement renforce l'impression de réalisme, donnant sa grâce à une plongée sous-marine et sa fureur au déferlement des éléments ; les incessants jeux sur les couleurs et les teintes (la beauté des lumières, la translucidité de l'eau, la profondeur nocturne, etc.) flattent aussi bien la rétine que l'imaginaire ; la musique, composée par Laurent Perez Del Mar, épouse harmonieusement l'évolution des personnages, avant de nous envahir peu à peu ; quant à la largeur du cadre, elle facilite l'immersion dans le milieu naturel, la rencontre avec la nature.


Cette nature, d'ailleurs, devient un personnage essentiel, mystérieux, aussi bien inquiétant que bienfaisant, évoquant ainsi l'animisme habituellement rencontré dans les productions Ghibli. Une nature, toutefois, qui prend une dimension particulière puisqu'elle renvoie incessamment à celle de l'homme, comme nous l'indique subtilement le travail effectué sur le son : le ressac de l'océan, le souffle du vent ou encore le bruissement des feuilles, ne fait qu'exprimer l'intériorité même de l'individu. L'île que l'on découvre, et sur laquelle le personnage fait naufrage, n'est ni une prison de laquelle on peut s'échapper, ni un endroit sauvage à coloniser, mais représente plutôt le monde intérieur de l'Homme, le lieu où se niche l'essence de la vie.


On le sait, parce qu'il n'a que faire des considérations pratiques inhérentes au cinéma « classique », parce qu'il est issu d'une page blanche où rien ne vient entraver l'imaginaire, le cinéma d'animation possède un pouvoir d'évocation immense, créant ou inventant des mondes nouveaux de toutes pièces, donnant chair à toutes les poésies, à toutes les métaphores. Celles utilisaient par De Wit, fautes d'être originales, ont le mérite de l'élégance et de l'éloquence. L'histoire de cet homme dont nous ne savons rien, ni son nom ni ses origines, devient subtilement la nôtre grâce à ce langage imagé qui se fait universel en se passant des mots : tortue, crabe, tsunami inquiétant ou soleil réconfortant, deviennent ainsi l'expression poétique de notre Moi ou de notre monde intérieur.


Ainsi, le thème éculé du naufragé sur une île déserte se revisite avec une vraie élégance : les problématiques habituelles (survivre, fuir, lutter contre la solitude) sont rapidement éludées, pour laisser place à un univers purement symbolique où chaque événement, aussi anodin soit-il, ne fera qu'illustrer le cheminement intérieur entrepris par le personnage vers l'acceptation de soi. Le manque de maturité, par exemple, va être illustré par les vaines tentatives de fuite de notre personnage. Une fuite qui peut être physique (construire un radeau et affronter l'océan) ou mentale (les songes nocturnes, l'orchestre rêvé), mais qui se soldera à chaque fois par le même constat d'échec, par le même naufrage sur une plage peuplée de solitude.


Vivre, nous dit en substance De Wit, c'est déjà accepter ce que l'on est et laisser libre cours à notre personnalité, à notre sensibilité, à notre humanité. C'est ce qui arrive progressivement à notre personnage : en gagnant en maturité, il ne tente plus de fuir (le radeau est délaissé, les rêves d'ailleurs sont oubliés) et commence à voir son monde autrement : des crabes deviennent des compagnons de route, une tortue rouge l'être aimée, une famille se constitue et transforme une île autrefois déserte en siège de l'humanité. Finement allusive, aussi simple que bouleversante, la démarche entreprise par De Wit serait une totale réussite si elle ne possédait pas les défauts de ses qualités. En effet, en cherchant à plaire à tous les publics, il prend également le risque de déplaire à tout le monde : la subtilité des métaphores peut décontenancer les plus jeunes, tandis que le didactisme de l'œuvre peut agacer les plus anciens.


Mais comme il a pu le faire dans ses différents courts-métrages, notamment le très beau Père et fille où une fille traverse les époques en étant hantée par le souvenir paternel, De Wit parvient à nous emporter par sa représentation du temps. Ainsi, telles des rimes poétiques, certains événements vont surgir dans le récit en se faisant écho l'un à l'autre (le tsunami rappelant la tempête initiale, les erreurs du fils rappelant celles du père), illustrant avec finesse l'évolution cyclique de la vie. Mais ce temps, en se suspendant, peut également témoigner de l'importance que l'on accorde aux événements ou aux autres, comme un instant d'échange avec son fils ou une danse avec sa dulcinée... Et si l'Homme n'est que de passage sur cette terre, ces moments-là, eux, ont la saveur de l'éternité.

Procol-Harum
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le 22 déc. 2021

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