L'individu au service de l’Amérique

Le rêve de Frank Capra

Se déroulant dans la première partie du XXème siècle dans une petite bourgade de l’est américain, La Vie est belle (It’s a Wonderful Life) raconte la vie de George Bailey. Rêvant au départ d’aventures, George Bailey se retrouve bon gré mal gré à la tête de l’entreprise de son père lorsque celui-ci meurt. Ce choix, il le fera pour empêcher M. Potter, un homme riche et malveillant de prendre possession de l’entreprise comme il tente de le faire pour le reste de la ville. Après avoir égaré 8000$ mettant en péril son entreprise et risquant la faillite et la prison, George Bailey, pensant tout perdre, envisage le suicide. C'est à ce moment que Clarence, son ange gardien, lui montre comment la vie de son entourage aurait été différente s'il n'avait jamais existé.

Le film adopte un ton léger et comique tout en cherchant à susciter l'émotion en contrastant la dure réalité matérielle, représentée par l'argent, la crise économique ou encore la guerre, avec le rêve idéal d'une famille et d'une communauté unies et heureuses le jour de Noël. La Vie est belle se révèle être un film réjouissant, presque éducatif sans être moralisateur, inspirant les spectateurs à l'altruisme et à la bonté.

La vie de George Bailey devient un exemple sur lequel on peut s'appuyer. Au travers d’un formidable réquisitoire contre l’avidité de M. Potter qui propulsera George Bailey à la tête de l’entreprise de son père au détriment de M. Potter, celui-ci enterre par la même occasion ses désirs d’aventures. Ayant par ailleurs économisé pour ses études, il donnera finalement cet argent à son frère qui en profitera largement. Mais pour Capra, l’altruisme est une destruction-créatrice. George Bailey a certes sacrifié ses rêves personnels mais par le mariage, la fondation d’une famille nombreuse et son soutien indéfectible aux gens de sa communauté villageoise, il trouvera les sources du vrai bonheur.

L’onirique La Vie est belle se veut une réinterprétation du rêve américain. Le film étant sorti en 1946, le contexte d’après-guerre appelle à un renouveau. Ce film est à l’image de l’optimisme inhérent de cette époque où la bonté et l’altruisme peuvent sauver le monde de la méchanceté et de l’avidité qui a irrigué la construction des Etats-Unis. Mais derrière cette vision du monde se cache une philosophie politique qui reste encore aujourd’hui le ciment de nos sociétés occidentales, et qui ne diffère pas tant de que ce fustige Frank Capra.


Les deux faces d’une même pièce : le libéralisme américain

Capra élabore sa vision de l'Amérique en la contrastant avec une autre Amérique incarnée par le personnage de M. Potter. Cette autre Amérique est vieille, tout comme sa personnification, et se révèle égoïste et capitaliste, cherchant à dominer et à laisser sa marque partout, au mépris des autres. Elle considère les pauvres comme de mauvais gestionnaires de leur argent et les traitant comme du bétail sur lequel on peut s'enrichir. Cette Amérique ignore délibérément les structures sociales et économiques au sein desquelles ces individus font des choix rationnels dans le cadre de ce système pour améliorer leur qualité de vie. Ce même système qui favorise seulement quelques privilégiés dont M. Potter qui cherchera à exploiter cette situation pour renforcer sa domination. À l'opposé, l'Amérique de George Bailey repose sur l'empathie, la bonté et l’altruisme, mettant l'accent sur la propriété individuelle contre la concentration capitaliste d’un multipropriétaire décidant du loyer qu’on lui doit.

Cependant, la question se pose : est-ce une Amérique réellement différente ? Bien que les valeurs semblent contradictoires, il s'agit en réalité de la même philosophie politique partagée par Potter et Bailey, celle du libéralisme économique basé sur l'individu, un individu responsable capable de faire des choix et d'agir sur le monde pour le transformer. Tout au long de sa vie, George Bailey lutte contre M. Potter, qui tente à plusieurs reprises de le corrompre. George reste fidèle à ses valeurs, faisant le choix difficile de renoncer à son rêve que l’on peut juger d’égoïste a posteriori d'explorer le monde au profit de sa communauté.

George Bailey et M. Potter incarnent les deux faces d'une même pièce. Ils représentent les deux extrêmes d'un même axe, celui de l'individualisme américain, qui fait reposer le destin de la nation sur des hommes censément intègres. À ceux-là, gloire, richesse et bonheur leur sont octroyés, comme l'illustre l’émouvante scène finale euphorique. Une récompense ultime pour l'homme ayant consacré sa vie à aider les autres.


Le piège libéral

Ce film ne propose pas une philosophie révolutionnaire, c’est le moins que l’on puisse dire. L’individualisme américain n’est pas remis en cause, celui-là même qui justifie l’appropriation capitalistique pour le bien comme pour le mal.

Le problème que je soulève vis-à-vis d'une société centrée sur l'individu est qu'elle repose entièrement sur la capacité de l'individu à prendre seul des décisions prétendument rationnelles, basées sur des faits et des valeurs jugées bonnes pour le bien de la société. En d'autres termes, on suppose que l'individu peut seul prendre des décisions bénéfiques pour l'ensemble de la société, une idée qui rejoint la théorie d'Adam Smith sur l'intérêt personnel qui optimiserait l'intérêt général en économie. (Idée pourtant réservée au monde économique chez Smith, certains l’ont étendue au reste de la vie sociale).

Mon scepticisme envers cette philosophie transparaît probablement dans ma manière de la présenter. Nous avons observé que Bailey et Potter partagent fondamentalement la même idéologie, mais l'appliquent de manière opposée, l'un privilégiant son intérêt personnel, tandis que l'autre le bien de la communauté. Dans les deux cas, le choix revient à un individu seul. Et c'est là le problème : le choix entre faire le bien ou le mal repose sur les épaules d'un individu unique. D'un côté, le capitaliste vorace, de l'autre, le philanthrope, comme le démontre la scène du krach boursier de 1929 où Bailey utilise l'argent de sa lune de miel pour aider ses clients en détresse. Un choix audacieux qui se révélera le bon puisqu’il restera deux dollars à l’entreprise lui évitant la faillite de peu : un coup de chance. On remarquera par ailleurs que l’objectif de Construction & Loan, entreprise dont George Bailey a hérité de son père avec le soutien des actionnaires, est l’accès à la propriété individuelle pour tous dans le cadre d’une économie locale. Ces deux exemples démontrent chez Capra sa volonté de montrer qu’un individu seul réalisant des choix altruistes contribuent à rendre une société plus heureuse et où tout est en place pour l’émancipation et l’accomplissement individuel.

Pour conclure ma démonstration, la scène où Clarence, l'ange gardien, réalise le souhait de George Bailey de n'avoir jamais existé démontre clairement que la somme des choix individuels altruistes d'une seule personne peut éviter un monde dominé par le capital (représenté par Potter).

Capra utilise d’ailleurs habilement cette séquence pour entériner sa propre vision morale du monde par contraste avec le monde où George Bailey existe notamment dans le traitement de la destinée des femmes. Sans l’intervention généreuse d’un homme au bon cœur, celles-ci finissent soit vieille fille, soit se retrouve contrainte à vendre son corps dans des clubs douteux. Cela est d’autant plus visible par une mise en scène évoquant la pitié et la tristesse que l’on dit ressentir au visionnage de cette séquence alors que ces vies peuvent aujourd’hui être considérée comme des choix courageux et émancipateurs de certaines normes sociales et notamment patriarcales. Autre époque, autres mœurs.


Conclusion

En définitive, Franck Capra place sa foi en l'individu et en son discernement. Pour lui, il suffit d'être bon pour faire le bien, et les conséquences ne peuvent être que positives (ce qui n’est en réalité jamais assuré). Tout le monde vit ainsi heureux. C’est un film profondément optimiste d'après-guerre. Cependant, cette vision du monde me semble naïve. Croire que de hautes valeurs morales peuvent systématiquement l'emporter sur le pouvoir de l'argent est audacieux, tout comme l'est l'idée que chacun décidera de manière autonome à agir de manière altruiste. Croire en la bonté humaine, je suis d’accord ; dans une philosophie qui autorise aussi et légalement le pire, non merci. Le bien ne triomphe pas toujours du mal. Il faut donc s’en prémunir.

Josse2206
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le 24 janv. 2024

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Josse2206

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