Tout commence par un grand silence, du blanc, du noir, une musique polyphonique malaisante. Cinq minutes de son, sans images. Un bruit de fond qui ne quittera jamais le spectateur, qui se précise, qui varie et se répète. Celui d'Auschwitz, avec son ronflement crématoire, tous les jours, toutes les heures, ces chiens qui aboient, les brimades allemandes incompréhensibles, les coups de feu au loin.

On est jamais sûr de ce qui se passe exactement. Mais on sait. On sait parce qu'il y a eu la Shoah. C'est la leçon du film : malgré l'indifférence, le déni, la destruction, le nazisme n'a pas pu anéantir la mémoire de ses victimes. Le son, nous le rappelle. On sait ce qui se passe, parce que l'histoire nous l'a raconté. La zone d'intérêt, la vraie, le camp, nous n'avons pas besoin de la voir. On la connait. Dès lors, il y a décalage entre l'arrière plan sonore, l'illustration de la Shoah, et ce qui est montré, la petite maison dans la prairie, le quotidien banal d'un officier du Reich et de sa famille.

Le plus glaçant évidemment, c'est que tout est vrai, à tel point que le point de vue adopté est quasiment documentaire. La maison de Höss a été reconstruite pour le film, près d'Auschwitz, pour l'immersion, et le réalisateur, qui nous avait déjà beaucoup marqué avec Under the Skin, film aussi d'observation et de distanciation sur la nature humaine, laisse ses acteurs vivre leur quotidien, déambuler dans la maison, comme s'ils étaient placés sous une caméra de surveillance, presque le reportage, en négatif - nous y reviendrons - du quotidien du camp, mais du point de vue des bourreaux. Il y a quelque chose de Terrence Malick, mais sans spiritualité. Le réalisateur, les acteurs, tout le monde s'imprègne des lieux, du réel. On tourne un film, avec en fond Auschwitz, on vit sa vie, avec en fond Auschwitz, sans oublier les acteurs, tous remarquables, qui se muent en nazis convaincus.

Glazer refuse d'esthétiser la Shoah, donc il ne la montre pas. Mais il esthétise, par le contraste, la vie de cette famille, par les costumes, qui brillent dans la nature verdoyante, par le paysage au premier plan et le paysage en arrière plan. Il n'hésite pas à digresser, à sortir du camp. Aussi, le film commence par une baignade dans la rivière, un pique-nique en plein été et progressivement, on se rend compte que derrière la banalité de cette vie rien n'est banal. Que la petite famille est en fait une famille avec un père SS, que ce père SS est commandant, et qu'il est commandant d'Auschwitz. Banalité du mal.

Le film va même plus loin lorsqu'il met en scène une conversation entre des ingénieurs et Höss, qui lui proposent des crématorium révolutionnaires en forme de cercle, au rendement remarquable. On est ici dans l'illustration de la thèse de Arendt, "la banalité du mal". On disserte de l'horreur sans la nommer. La banalité du mal n'est pas la banalisation de la Shoah. C'est la banalisation de l'acte génocidaire par les bourreaux, des fonctionnaires au service d'une machinerie du meurtre, des gens minables, sans discernement, sans courage. Le film tente, bien qu'il soit relativement peu bavard, de nous expliquer pourquoi.

Car aucun des personnages ne semble se soucier du sort des déportés. Des rois qui haïssent leurs sujets. Ce sont des ennemis, ignorés et lorsqu'ils sont évoqués, très rarement, méprisés. On se préoccupe avec attention des fleurs, à ne pas piétiner, des animaux, à bichonner. Une armée de domestiques entretient le palais. On humanise les chiens. On méprise les hommes. Le camp, pourtant pèse. Ainsi, lorsque Höss va faire du bateau avec sa fille et son fils, il constate que des cadavres sont enfouis au fond de la rivière. Ils se lavent des heures durant, dégoutés. Il donnera l'ordre de ne plus jeter de cadavre dans cette rivière. Si la famille se dit bien dans cette maison, les enfants se réveillent la nuit, une servante boit pour oublier. On dort mal, parce que la fumée recouvre les environs, et que les cris brisent le silence pesant. Plusieurs petits indices ne trompent pas. On ne peut pleinement oublier ce bruit de fond. Même quand on est nazi.

Le père lit à sa fille Hansel et Gretel, ce conte qui raconte la crémation d'une vilaine sorcière à qui deux enfants volent les bijoux. Métaphore une fois de plus, le film fonctionnant ainsi, sur l'a côté, pour parler de la Shoah et ses ressorts sans être frontal. Pourtant, lorsque la famille dort, juste à côté, une jeune polonaise enterre des pommes dans la terre pour les prisonniers du camp. Cette histoire dans l'histoire se déroule la nuit, donc à l'inverse du jour radieux dans lequel les personnages baignent et est filmée en négatif, l'inverse donc de l'histoire de Höss.

Hedwig, la femme du commandant, refuse de partir lorsque Höss se retrouve muté et promu d'office. Elle se dispute avec lui, préfère qu'il parte sans elle et les enfants, pour ne pas tout perdre, pas perdre ce qu'elle a mis du temps à bâtir. C'est le seul élément perturbateur du film. Pour la première fois, les personnages sont bousculés dans leur confort. Le régime nazi leur rappelle qu'ils ne sont peut-être aussi puissants qu'ils se l'imaginent. Ce qu'il leur a donné, il peut leur reprendre. D'ailleurs, on comprend que le couple ne va pas si bien : Höss couche avec des prostituées, il est distant, il ne fait que travailler, hanté par son rendement et ses états de service.

Höss et sa femme sont fiers de leur réussite. Ils sont la parfaite famille du Reich. Le poste de commandant du camp est enviable. Grâce à la réussite du mari, la famille a tout : sa piscine, son jardin idyllique, sa jolie maison bien meublée et moderne. "Je suis la reine d'Auschwitz" se vante Hedwig. Elle en vient à brimer le personnel, a humilier les serfs, à décider et régir son petit royaume intérieur, son "lebensraum" dit-elle, terminologie hitlérienne de la prédation. Il s'agit d'ailleurs purement et simplement de coloniser les espaces impurs slaves par la race aryenne. Du personnel, parfois du camp, parfois des environs, est entièrement à son service, prépare des goûters, des déjeuners, entretient, nettoie, s'affaire. Une cour au service des maitres des lieux. Cependant, on le sait, au-delà de la piscine, de la serre, des pieds de vigne, le domaine est fort modeste. Edwige le rappelle elle-même : il y a trois ans, ce n'était que des champs.

Toute leur fortune est fondée sur la prédation, métaphore du régime nazi, thématique du conte Hansel et Gretel cité plus tôt. D'ailleurs le film évoque les capitaines d'industrie allemand venus exploiter les camps, les ressources de la Silésie pour s'enrichir. La zone d'intérêt c'est celle-là. Il s'agit de peupler, d'étendre le Reich et de prospérer. Höss, lui, fait son bonheur sur la mort d'autrui. Aussi, une des scènes les plus frappantes, c'est lorsqu'un jardinier répand de la cendre pour faire pousser le verger familial. On sait d'où elle provient. Le fruit qui en découle, ne peut qu'être pourri.

Mais voilà, ce ne sont que de vulgaires parvenus, des rois de pacotille, comme tant d'hommes et de femmes de ce Reich, de cette caste nazie ivre de son pouvoir. La belle-mère vient leur rendre visite. Elle contemple le camp, derrière le mur : ça se trouve la dame juive chez qui elle faisait le ménage croupie aujourd'hui à Auschwitz. L'idée la fait jubiler. Elle rêvait de lui dérober ses biens. D'ailleurs, tout le monde se sert : jusqu'à garder les reliques d'êtres humains, des dents, et en tout cas des vêtements volés qu'on se partage, avec charité. Elle est désormais du bon côté du mur, bien de sa personne. La vengeance est misérable. Pourtant, elle finit par quitter les lieux, mal à l'aise. Après s'être prélassée l'après midi au bord de la piscine, elle s'en va. Deuxième alerte pour Hedwig qui craint de voir son petit royaume s'effondrer. Un royaume de cendre.

Elle l'est d'autant plus que, promu, Höss se pavane dans les soirées du régime. L'aristocratie nazie se délecte, s'amuse, rit, bouteilles de champagne autour d'une croix gammée de glace. D'un salon l'autre, d'un château l'autre, Höss observe ces sémillantes personnes. Il en est, il en est sans en être. Il n'est qu'un pion, déplacé par le régime pour gérer des camps. Il est une variable d'ajustement, un fonctionnaire dans un rouage complexe. On l'a muté, on ne lui demande pas son avis. On comprend cette dure réalité lorsqu'il rêve de gazer toute la salle de bal. Une déformation professionnelle, sans doute. Ou bien est-ce autre chose : la détestation qui habite tous les protagonistes.

Le film déborde. Alors que Höss se voit promu à nouveau, qu'il va retourner commander Auschwitz afin d'organiser la déportation de 700000 juifs de Hongrie, un formidable défi selon ses supérieurs, il se lève et descend de son appartement et vomit dans les escaliers. Alors il hésite, s'arrête et fixe une porte : soudainement nous voilà dans le musée d'Auschwitz en 2023, avec les restes des déportés, leurs affaires, les fours et les femmes de ménage qui nettoient les lieux de la mémoire, pour ne jamais oublier, comme les Höss faisaient entretenir leur jardin idyllique. Le numéraire des souliers, des portraits, des objets est lui aussi glaçant. Mais derrière les accessoires, les restes des morts, il y a leur souvenir. Chaque objet a un propriétaire et chaque propriétaire une histoire. Le parallèle est fort par son contraste là encore. Höss et les nazis pouvaient se mentir à eux-mêmes, la Shoah resterait. Il en resterait les traces, les stigmates du pire. Ils refusaient de le voir, le vomissement prouve le déni. C'est celui aussi de Himmler qui raconte-t-on aurait vomi en observant les fosses des camps. Il pouvait dénier, faire semblant, la réalité de la mort, de l'horreur s'imposait à lui. Pourtant, juste après ce flash forward, Höss reprend ses esprits. Il descend les escaliers, plongés dans les ténèbres. Il retourne dans l'horreur. Il quitte l'écran, il quitte le spectateur, finir son oeuvre macabre.

Le film prend le contre-pied de Lanzmann et ses témoignages de rescapés. Glazer filme les bourreaux. Bourreaux qui par contraste font ressortir la mémoire des morts et des survivants. A l'heure où le sujet crispe et parfois divise, un tel film vient rappeler l'évidence du caractère génocidaire, inhumain et barbare de cette histoire. Non pas la banalité du mal mais la banalité de ses bourreaux, parmi les plus médiocres. Le film est glaçant, par sa distanciation ironique, jamais de gros plans, jamais de regard à la caméra, jamais de complicité avec l'acteur, et par la connivence qu'il installe avec le spectateur, spectateur qui juge les Nazis et mesure leur médiocrité dans toute son horreur, avec le recul de l'histoire.

C'est la Shoah en négatif, ce qui n'est pas montré mais suggéré, ce qui est su mais qu'on ne dit pas, ce qu'on ne peut montrer. Il n'est pas possible d'inventer ou de raconter de la fiction, encore moins de moquer ou de décrire toute l'horreur de la solution finale. Glazer reste distant et terriblement réaliste derrière ce portrait de nazis convaincus. Par ce détour, le mal transpire dans toute la pellicule du film, en négatif, en négation. Le film montre la banalité du mal mais refuse sa banalisation.

Tom_Ab
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le 16 févr. 2024

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