[Critique à lire après avoir vu le film]

Il y a ceux qui illustrent, soulignent, montrent, voire démontrent, et il y a ceux qui préfèrent suggérer, évoquer, s'en tenir au parfum de..., stimuler l’imaginaire. Maryam Touzani appartient à cette seconde catégorie. Son cinéma refuse le sensationnel, fait le pari de captiver à partir de presque rien. Y parvient-il ?... Pas totalement.

Le bleu du caftan entend nous conter l'histoire d'un couple qui s'aime. Mais il y a deux hics sinon il n'y aurait pas de film : Mina est gravement malade, Halim est homosexuel. Un troisième larron s'adjoint à ce duo, Youssef, un jeune apprenti tombé amoureux de son patron.

La cinéaste marocaine est bien décidée à traiter son sujet avec la délicatesse de ces derniers artisans qui tissent des caftans encore à la main. A l'égal de son mari à la ville, Nabil Ayouch ici producteur, elle dénonce la société patriarcale et religieuse qui sévit au royaume chérifien, mais sans en faire trop : c'est un contrôle arbitraire d'identité dans la rue, le regard désapprobateur des voisins envers tout ce qui s'éloigne de la bienséance, l'obligation de se cacher pour avoir des rapports homosexuels (belle scène de pieds montrant l'acte), mais rien de tout cela ne vire au drame. Rien d'appuyé donc, selon la feuille de route.

Le temps long nécessaire pour confectionner le caftan s'oppose au temps court restant à vivre pour Mina. Ce temps qui lui reste, l'épouse de Halim entend bien l'utiliser pour défier les codes rigides du pays. Dans une très belle scène, elle entre avec son mari dans un café peuplé uniquement d'hommes et se lève lorsque l'équipe adverse marque un but. Si une cliente insiste trop, elle la renvoie dans ses cordes. Halim est charmé de cette audace, il admire sa Mina qui lui donne de la force sans pour autant l'amener à afficher son homosexualité. Il l'aime mais ne la désire pas et ce tiraillement est douloureux : lorsque Youssef a le tort de lancer un "je t'aime" à son patron, il est renvoyé sans ménagement (mais en versant une larme), le domaine de l'amour restant accaparé par Mina. Avant de mourir, elle donnera à son époux l'autorisation d'aimer sans entraves.

Maryam Touzani montre l'absence d'attirance de Halim pour son épouse dans une scène audacieuse où c'est Mina qui vient chercher son amoureux et le sollicite, lui caressant la poitrine comme le ferait un homme. Mina ressent les choses sans en avoir, peut-être, pleinement conscience : on ne sait pas si elle a bien saisi l'orientation sexuelle de Halim, jusqu'à la scène d'explication en fin de film.

Cette relation de couple est le caftan du film, la chose précieuse que Maryam Touzani tisse minutieusement : elle parvient à faire exister cet amour sans jamais verser dans la mièvrerie. Les deux interprètes n'y sont pas pour rien, Saleh Bakri d'une pudeur parfaitement adaptée au propos, Lubna Azabal (déjà formidable dans le réussi Incendies de Denis Villeneuve) mutine, expressive, passant du rire à la gravité avec une intensité constante. Ayoub Missioui, qui incarne Youssef, trouve aussi un ton très juste.

Le jeune apprenti, passionné de cette haute couture à la marocaine, est d’emblée fraîchement accueilli par Mina ; sans doute pressent-elle l'attirance qui peut croître entre lui et son mari. D'où son animosité envers Youssef : elle commence par le dénigrer ("il fera comme tous les autres, il ne restera pas") puis se montre cassante à son égard ("tu t'habilleras chez toi à l'avenir"), enfin l'accuse de vol d'un tissu rose (qui avait en fait été emporté par son fournisseur). Elle finira par l'accepter, lui demandera même pardon dans une séquence assez émouvante. C'est une savoureuse scène de danse qui scellera enfin l’amitié du trio. A la mort de Mina, le fameux caftan bleu si amoureusement tissé lui sera passé, à l'encontre de tous les usages. L'habit de lumière choquera tout le monde dans la rue. Une très belle idée, qui donne pleinement son sens au film.

Avec le recul, ce Bleu du caftan recèle donc de bien belles choses. Avec le recul seulement : car, et c'est la grande limite du projet, les deux heures du film m'ont parues longues comme un jour sans pain. Passionner avec les petits gestes du quotidien est une gageure. N'est pas Chantal Akerman qui veut et Le bleu du caftan n'est pas Jeanne Dielman, en raison d'une réalisation bien plus académique : abus des gros plans, caméra à l'épaule, très peu de plans fixes (l'un des rares, dans la cuisine, marque, du coup, l'esprit), musique assez banale. Cette sensualité retenue, suggérée à coup de gros plans sur des mandarines ou sur des étoffes, finit aussi par lasser : l'agonie de Mina est aussi celle du spectateur. Pour transformer l'essai, il eût fallu couper au montage, afin que les quelques scènes fortes évoquées dans cette critique pèsent d'un poids plus lourd dans la balance. Intention louable, réalisation moins convaincante : on retrouve finalement les qualités et travers d'un Nabil Ayouch. Mimétisme amoureux ?

Jduvi
7
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le 4 avr. 2023

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