Dans Adam, Maryam Touzani filmait des femmes en peine, façonnant dans leur boulangerie de quoi nourrir le quartier de la médina. Le Bleu du caftan offre une variation à ce cadre, puisqu’il s’agit désormais d’un magasin de caftans, ces habits traditionnels marocains, et que le regard va se déplacer en partie sur les hommes. L’idée reste pourtant identique : sonder les cœurs meurtris, les sentiments refoulés, dans un ballet qui laisse volontiers l’ombre, le silence et la lenteur prendre part au chant murmuré des protagonistes.


Imaginer un potentiel triangle amoureux entre deux hommes et une femme est évidemment un sujet sulfureux. La cinéaste va néanmoins délaisser les attendus d’une pareille intrigue, où la morale, les rumeurs, la réputation, voire la violence physique s’invitent volontiers. Quelques fragments de l’extérieur (le comportement des clients, quelques regards dans les rues, une autorité forte, et les alcôves clandestines du hammam) expliquent la culture du secret, mais cette violence n’est pas le cœur du récit. Touzani s’intéresse avant tout à un double mouvement apparemment contradictoire, qui vise à accepter l’inéluctable d’un départ et l’éclosion d’une vérité. Si certains éléments restent assez convenus (les rapprochements autour de maniement de l’étoffe, par exemple), l’essentiel réside dans les pas de côtés et le temps précieux que la cinéaste va accorder à ce monde paradoxal, où l’on pérennise une tradition en train de disparaître (la confection à la main), tout en prenant acte d’une fuite en avant vers la mort, et des élans du cœur en contradiction absolue avec cette même tradition.


C’est ce cœur complexe que va suivre le récit, où les personnages vont, à la faveur d’un female gaze salvateur, laisser s’exprimer l’informulé. En contrepoint, le personnage de l’épouse (joué par la toujours aussi fantastique Lubna Azabal) se distingue par une rage de vivre, un élan d’émancipation (la scène devant le match dans le café) et une formulation du désir, notamment dans une fascinante scène de sexe conjugal qui inverse les rôles traditionnels. En privilégiant le temps que s’accordent, derrière les murs, des protagonistes s’éveillant progressivement aux deux autres, la danse, le rire, la raillerie et la complicité transcendent toutes les idées reçues, et laissent dans le secret éclater la profonde vérité que seule la fiction semblait pouvoir illustrer.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 9 mai 2023

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