A la découverte de Les bois dont les rêves sont faits en compagnie de mes camarades sens critiqueurs, j'avoue d'emblée avoir été le seul à être véritablement perplexe par rapport à l'oeuvre, tout en étant paradoxalement rejoint en ce sens par une majorité de la salle qui a préféré fuir avant le début du débat avec le producteur - aussi intéressant fut-il. Pourtant, ce n'est point un film dont on se dit qu'avoir trouvé des financements - aussi maigres furent-ils - pour lui donner vie relève du scandale ou du péché cinématographique, tant dans les intentions que dans la mise en oeuvre de ce projet atypique.



Militants du bois



Si Claire Simon est unanimement reconnue pour la rigueur de son travail de documentariste (elle a notamment travaillé sur les cours de récréations ou encore une histoire d'amour à distance), elle est aussi la réalisatrice de plusieurs films de fiction, dont Les bureaux de Dieu, le seul que j'ai vu, où elle suit une équipe d'assistantes sociales du Planning familial dans leurs entretiens avec les femmes qui viennent à leur rencontre, et que j'avais trouvé réussi. Insistons d'emblée sur la rigueur de ce regard sociologique, mise au jour dans Les bois.... Si certains personnages ou certaines situations telles qu'elles nous sont données à voir à l'écran prêtent à sourire, il n'y a nulle intention chez la réalisatrice de se foutre de la gueule de ses protagonistes ou de les exhiber telles des créatures sauvages que le public se presserait d'aller voir pour mieux les humilier (ce que dénonce la jeune femme qui a ouvertement choisi d'habiter dans le bois et qui envoie chier les passants qui viennent les mater elle et son compagnon comme s'ils étaient au zoo). Si certaines situations suscitent le rire ou le malaise du spectateur - je pense ici à la scène où on voit l'exhibitionniste faire sa démonstration devant un couple posé peinard sur l'herbe -, c'est en dépit de l'intention initiale de Claire Simon puisque, dans ce cas précis, elle dut poser sa caméra sur demande de celui qu'elle filmait. Afin de mettre en lumière ceux qui font le bois de Vincennes (puisqu'il s'agit ici de son propos, sur lequel je reviendrais ultérieurement), elle est allée à la rencontre de ces derniers plusieurs mois avant le début du tournage, multipliant les échanges, tissant même des liens avec certains, mais avec tous une relation de confiance. Sous le regard de la caméra - et de la petite équipe de tournage -, les êtres s'ouvrent, se livrent, révèlent un pan de leur intimité aux potentiels yeux et vues de toutes et de tous, sans pour autant céder aux sirènes du voyeurisme et du sensationnel comme le font de plus en plus de reportages télé, qu'il s'agisse des instants de partage (puisque c'est le maître mot de cette relation entre la réalisatrice et ses acteurs d'une année) avec ceux qui ont fait le choix de vie marginal de vivre dans le bois ou encore Gilles, l'homo qui se rend au bois afin d'y trouver le loup d'un instant. La séquence de la visite commentée - par ce dernier - des lieux de rencontre gays et des différents niveaux de pratiques sexuelles qui y sont "proposées" mêlent d'ailleurs habilement plusieurs sensations: l'intérêt du spectateur y est suscité sans pour autant sombrer dans l'impudeur (les rares corps s'étreignant à l'abri des regards - et de la caméra - n'étant entre-perçus qu'à distance et encore), on est quelque part touché par ces êtres venus chercher un moment d'affection (ou de baise tout court) et préférant laisser opérer le charme intemporel du bois et les mystères de la nature plutôt que de choper un plan cul sur commande sur une appli ou dans un bar, mais cette scène peut également le sourire sans pour autant que cela ne relève de la mesquine moquerie (j'avoue avoir pensé à la célébrissime visite de la regrettée Fistinière).


Claire Simon aime l'être humain, et cela se ressent pleinement dans le regard qu'elle lui porte, dénué de jugement ou de moralisme. Elle observe, nous fait découvrir, les coins et recoins du célèbre bois de Vincennes et ses acteurs, bois qui, s'il est parcouru chaque week-end et chaque journée de soleil par des milliers de parisiens, reste au final méconnu de la plupart d'entre eux. On connaît ses travées, ses grands arbres, ses vastes espaces de verdure, ses cours d'eau bucoliques, mais avons-nous vraiment conscience que, chaque jour, des acteurs anonymes contribuent humblement à lui donner vie, fut-ce en y ramassant les feuilles avant de faire leur exercice quotidien, en jouant le dog-sitter, ou en y organisant des fêtes pour le Nouvel an cambodgien ou des barbecues de la communauté guinéenne? Évitant de céder à la facilité en tentant d'élaborer un portrait-type du visiteur du dimanche de Vincennes, elle a préférer faire de cette oeuvre un réel travail micro-sociologique, mettant en lumière les "petits", ceux que l'on voit (ou pas) sans les regarder, ces militants d'une nouvelle forme d'engagement buissonnier sur lesquels elle capte notre attention. Il s'agit indéniablement d'un propos singulier pour une oeuvre atypique, d'un voyage à travers le bois au cours duquel nous sont offerts des instants bucoliques, des rencontres fantasques (le peintre!), des échanges d'une bouleversante profondeur (je pense ici à la jeune cambodgienne qui nous livre l'histoire de sa famille et raconte la fuite du régime des khmers rouges, ou encore au SDF exclu de la société et des échanges avec les gens exclu du fait de sa condition), des moments de l'histoire des idées et des intellectuels en France (la redécouverte des traces de l'université populaire de Gilles Deleuze par sa fille), voire même des banalités qui n'en sont finalement pas au fond (la jeune mère et son enfant, le vieux qui promène les chiens...). Claire Simon parvient à mettre en perspective l'humanité qui traverse Vincennes et la vision technico-bureaucratique qui en est donnée par les ingénieurs qui veulent procéder à un réaménagement des sentiers. Une part de ci, une part de ça, autant de choses que parvient à saisir le regard de Claire Simon.



Quand la générosité de la nature nous perd...



Après cette avalanche de compliments, objectifs et justifiés, nombre des lecteurs de cette critique risquent de trouver ma note d'une extrême sévérité, voire qu'elle relève carrément de la cure d'austérité cinématographique (autrement dit, le concours du "à qui cassera gratuitement le plus de films") ou de la rigidité critique de son auteur. Rien de cela, comme nulle condescendance envers l'intention de Claire Simon, que je plussoie complètement, ou le quotidien des personnages, qui ne font en aucun cas l'objet de jugements ou d'une quelconque pudibonderie de ma part (à vrai dire, les leçons de morale, c'est pas tellement ma came). En dépit d'un travail intense et maîtrisé que je reconnais (dénué de prétention), d'une minutiosité que je défends ardemment, d'une rigueur que j'admire, porté par de véritables valeurs et une humanité qui manque tellement à notre société et à notre monde, à vouloir nous présenter ces multiples acteurs invisibles qui font le quotidien et participent à la magie de ce bois, et bien parfois ça casse.


En filmant au gré du perpétuel rythme des quatre saisons qui participent de la renaissance et de la régénération de la nature (et des êtres quelque part), dans cet écrin magnifique qu'est ce bois de Vincennes à la fois au coeur de la métropole mais qui, une fois qu'on l'a pénétré, nous donne la sensation d'être coupé du rythme infernal de la ville, Claire Simon nous dit beaucoup de choses sur le rôle social de l'environnement: ces acteurs du bois, dans leur extrême diversité, participent à la construction sociologique de cet environnement, à la définition de règles tacites régissant l'organisation du quotidien au sein de cet espace, tout en incorporant eux-mêmes des règles semblables auxquelles ils s'adaptent. En dépit de leurs différences, un référentiel commun les rassemble: le bois.


Au cours de la rencontre ayant suivi la découverte de ce film, le producteur a révélé que la réalisatrice disposait de centaines d'heures de rushes et qu'un premier montage du film s'élevait à six heures, qu'ils tentèrent toutefois de découper en quatre épisodes, ce qui ne fonctionna pas, d'où le choix (également régi par les logiques de la distribution et de l'exploitation cinématographiques) de réduire le tout à deux heures et demie. C'est à partir de là que se pose l'écueil majeur du film qui, à mon sens, se révèle plutôt rédhibitoire. A vouloir nous présenter les acteurs du bois dans leur extrême diversité, Claire Simon tend souvent à privilégier la quantité (sans que ce soit au détriment de la qualité), d'autant plus que toutes les rencontres qui nous sont proposées ne s'avèrent pas d'intérêt égal, tant pour le spectateur que dans le propos du film lui-même. Était-il ainsi nécessaire de meubler le film avec de longues scènes où l'on voit des cyclistes traverser les allées du parc à fond la caisse, avec des gamins qui effectuent leur entraînement hebdomadaire de foot (ce qui, en soi, ne relève pas exagérément de l'originalité dans les deux cas sus-cités) ou encore d'aller à la rencontre de cette mère et de son jeune enfant? Ce dernier témoignage qui, s'il n'est pas dénué d'intérêt et nous dit des choses sur la permanence de l'attribution des fonctions domestiques au sein du foyer à la mère toujours en 2016 (bien que la condition des femmes ait tout de même sensiblement évolué depuis plusieurs années), se révèle hélas d'une banalité confondante au milieu d'échanges beaucoup plus passionnants et singuliers. A multiplier les regards - je pense à d'autres qui, pour le coup, relèvent d'une folle singularité et touchent quasiment au naturalisme (les mecs qui observent les grenouilles à la nuit tombée ou l'éleveur de pigeons) -, l'oeuvre tend à perdre le spectateur et à briser la régularité du rythme des quatre saisons autour duquel elle s'organise. On passe ainsi malheureusement à côté de curiosités (non dans un sens péjoratif) et d'instants surprenants, pendant que nos paupières s'agitent et que notre esprit tente de résister aux affres de la lenteur et à la passivité, alors qu'ils s'avèrent davantage dignes d'intérêt que d'autres!


Je l'avoue: ces deux heures et demie, je les ai vues passer, d'autant plus que la réalisatrice commet l'erreur d'effectuer des retours pas forcément justifiés sur certains de ses personnages (je pense ici à la prostituée ou à Daniel, l'ancien militaire qui vient tous les jours s'entraîner au bois tout en nettoyant ses allées). Ou l'écueil de la répétition. Certes, il est intéressant de suivre le parcours des protagonistes au fil du temps, de les regarder s'ouvrir et se révéler au spectateur, prendre confiance en le regard et la psychologie de leur interlocutrice. Alors que j'en meurs d'envie depuis le début de cette critique, je vais ici enfin me référer à Frederick Wiseman, dont In Jackson Heights se distingue par une brillante maîtrise de son sujet et l'assomption d'un regard micro-sociologique (puisque concentré sur un seul quartier) dont la portée peut aisément être généralisée et extrapolée (ce qui n'est pas le cas dans Les bois..., quoiqu'on n'exige pas de Claire Simon que son propos ait une visée générale, ce n'est pas à cela qu'on juge exclusivement la qualité d'un travail documentaire), témoignage de la diversité et de l'histoire d'un pays, à savoir les Etats-Unis. Ainsi, Wiseman parvient à suivre ses protagonistes tout au long de son - long (mais passionnant) - film en choisissant de concentrer son attention sur un nombre d'acteurs et d'espaces de leur quartier certes limité, mais qui ne manque néanmoins pas de diversité. C'est à l'écueil de la "démesure" (j'insiste sur les guillemets) qu'a cédé la réalisatrice, d'autant plus que le rythme de la nature imposé film sied davantage à un suivi du parcours des protagonistes et non à l'éparpillement. A vouloir insister sur la multiplicité et la diversité des acteurs de Vincennes, peut être aurait-il mieux valu privilégier une autre forme de montage, rompant avec les temps de la nature (ce qui aurait marqué une césure vis-à-vis du propos de l'oeuvre), ou inversement, conserver cette organisation qui fait participe également à la force du film, en renonçant toutefois à un suivi des personnages (ce qui serait fort dommageable à l'intérêt du film dans le cas de Daniel par exemple) et en saisissant seulement des instants éphémères (les fêtes). Dilemme insoluble.



Un bois à découvrir (et je conclus)



A travers cette note (dont vous pouvez estimer librement la sévérité, je suis moi-même dubitatif) et cette critique, loin de moi de vous décourager de vous rendre dans votre ciné indé préféré découvrir Les bois dont les rêves sont faits. Je ne me répéterais pas inutilement, déjà que la longueur démesurée de cette critique risque fortement de nuire à l'intérêt du plus grand nombre, mais il faut découvrir ce film, à mon sens, ou plutôt cette expérience atypique, ce voyage au pays des charmes et des mystères de la nature empreint de liberté et de tolérance, afin de mieux découvrir les secrets que recèlent le bois et de se faire son propre avis. Je pense d'ailleurs que ce film mérite amplement un deuxième visionnage (qui me permettrait peut-être de réviser mon jugement), tout comme je serais bien curieux d'en découvrir un jour la version de six heures, signée d'une réalisatrice engagée et rigoureuse.

rem_coconuts

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