Le Bouton de nacre
7.3
Le Bouton de nacre

Documentaire de Patricio Guzmán (2015)

Connu dans le monde du cinéma, Patricio Guzman réalise des films depuis les années 60, essentiellement documentaires, courts ou longs. Dans les années 70 il avait tourné La Bataille du Chili, auquel Chris Marker a participé, qui est encore considéré aujourd’hui comme l’un des films politiques les plus importants de l’histoire. Déjà Guzman parlait de son pays, le Chili, enclavé entre les montagnes et la mer, entre le désert et les glaces, qui est surtout connu pour avoir été le théâtre d’une des dictatures les plus répressives du XXe siècle, celle du général Pinochet, instaurée après le renversement de Salvador Allende. C’est cette histoire que le réalisateur exploite, explore, creuse, interroge.


En 2010, son film Nostalgie de la Lumière marquait une sorte de tournant, et s’attachait à la région du nord du pays, le désert d’Atacama. Dans son nouveau documentaire, qui constitue la suite de sa démarche, le réalisateur s’intéresse à la région du sud, la Patagonie, où les bras de mer envahissent la terre. Surprenant, le regard de Guzman est un oeil d’abord curieux, d’une fausse naïveté. Le premier plan, magnifique, scrute minutieusement une goutte d’eau filmée dans la glace. L’eau, présente tout le long du film, intimement liée à l’histoire du pays, est le lieu d’un questionnement sur la vie et le rapport à l’univers. Nous ne sommes pas assez conscients que la création de l’humanité, et plus largement, de la vie, relève d’un coup de hasard, d’un coup de bol improbable. Toute la première partie pose cette question et est, pour le dire, une ode à cet élément. Par une série de rimes visuelles, ce poème rend ainsi hommage à l’eau, en lui donnant vie, en lui concédant un caractère presque magique et onirique. La vie fait partie et est partie de cela. Le réalisateur a cette capacité là de rendre les choses quasi abstraites, mais, dans une poésie magistrale, d’en dégager autre chose, une substance qui n’est pas là au départ. La poésie n’est pas seulement à l’intérieur des plans, elle est dans le montage également, en faisant se correspondre les motifs, les lignes, les mouvements, sur lesquels se posent, quand elle est nécessaire, la voix suave et lente de Patricio Guzman.


Tout cela pour remarquer que dans cette eau, dans ce paysage, il y a, ou avait, des êtres humains, hommes et femmes, qui vivaient en harmonie avec la nature, en poursuivant le souffle cosmique qui avait permis la vie. Cela fait l’objet d’une deuxième partie, puis d’une troisième, où les Hommes retrouvent leur place dans cet univers. A quel moment y’a-t-il eu rupture dans la création ? À quel moment la mort a remplacé la vie ? L’extinction des peuples indigènes ont souffert des colonisateurs anglais puis espagnols, et aujourd’hui, ils ne sont plus qu’une vingtaine de descendants directs, effacés, assimilés, et avec eux toute une tradition, une pensée, une culture. Lorsque qu’il demande à Cristina comment se disent les mots dans sa langue, elle nous donne à entendre une langue destinée à mourir. Une langue dans laquelle les mots « Dieu » et « Police » n’existent même pas.


La maltraitance des natifs fait écho aux problématiques chères à Guzman, l’histoire récente de son pays et de Pinochet. En ce temps-là, il y avait aussi des morts, aussi des répressions, proches des méthodes d’extermination. A l’aide d’interviews, de reconstitutions, le documentariste refait l’histoire de la dictature et des peuples de la Patagonie, encore trop méconnus, même au Chili. C’est à un vrai besoin que répond Guzman depuis plus de 50 ans. C’est à la fois un film nécessaire et un film très beau. Il mêle intelligemment les deux aspects, politiques et poétiques, dans un film hélas bien trop court, mais qui a déjà un préquel, et qui sera l’objet d’une suite. Mais était-il pertinent de le faire ? En commençant par replacer l’être humain comme un détail de l’Univers, il se peut que Guzman amoindrisse l’importance et l’impact des événements passés sur la Terre. Que vaut l’histoire et les maux de l’humanité à l’échelle cosmique ? Pas grand chose. Si le sujet est global, la mise en scène, elle, est singulière. Guzman se rattache à l’incommensurable par le détail, par la précision et l’acuité de son regard. Parler de l’infiniment grand par l’infiniment petit, de l’univers par l’eau, mais aussi de l’importance tragique de la disparition des indigènes et des résistants par le témoignage.


Critique publiée sur JustFocus.fr

DrClaymore
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le 7 juin 2016

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