Sourire crispé, sourire édenté, sourire parfait, sourire éclatant, sourire prétentieux, sourire assuré, sourire du coin de la commissure, sourire hypocrite, masque béat dont personne n’est dupe mais que tout le monde affiche… Le Bûcher des vanités est une odyssée du sourire : comment un sourire arrogant, certain, et pourtant naïf va être pulvérisé de la face de son détenteur pour se transformer en un sinistre rictus de désespoir, avant de renaître de façon éclatante, pur, libre, sincère.

Sherman McCoy, financier à Wall Street, se considérant comme le « Master of the universe » du fait de sa position de rêve, voit son monde s’écrouler lorsque sa maitresse, au cours d’une escapade nocturne, renverse un jeune homme de couleur. Un gigantesque raz-de-marée se déchaîne contre lui, non pas parce que l’on se soucie le moins du monde du sort du jeune garçon écrasé, mais parce que chacun trouve un certain intérêt à s’acharner sur le pauvre Sherman. Un journaliste raté, frustré de ce que l’affaire soit rendu publique, alors qu’au début elle lui appartenait, décide de lui venir en aide.

Le film était un pari risqué : on connait les extravagances de De Palma, son gout pour les mouvements compliqués et virtuoses, sa volonté d’impressionner, et l’on aurait pu craindre que cette histoire soit prétexte à un enchaînement de travellings étourdissants ou de plan-séquences interminables, sans que jamais pour autant cette débauche de moyen ne serve à quelque chose. Le début, notamment, peut nous y faire penser : Bruce Willis descend de sa voiture, ivre, et on suit son ascension jusqu’au sommet de l’immeuble, où une immense réception l’attend. De Palma est indéniablement un virtuose, la mécanique parfaite de ce plan-séquence, ses mouvements incroyables (on monte dans un petit train, on prend l’ascenseur, on suit un personnage avant de le quitter par un violent panoramique…), nous entraîne inexorablement avec ce journaliste. Mais on attend de voir. Le récit prend alors d’emblée un tour original : on quitte ce personnage, que pourtant nous croyions être le personnage principal, pour retrouver Sherman McCoy, et l’accompagner dans ses mésaventures.

Presque tout le comique du film repose sur l’hypocrisie des personnages : on dit quelque chose mais on en pense un autre, on rejette le journaliste juste avant de le recontacter lorsque l’on se rend compte qu’il devient populaire, on prétend compatir avec le jeune Noir renversé quand on n’a d’yeux que pour les élections, on organise une fête chez le condamné… De Palma filme ce monde avec une fascination teintée de dégout, multipliant les plongées ou contre-plongées impossibles, les très courtes focales déformant les perspectives ou les visages, faisant volontairement surjouer ses acteurs, mais, très loin de l’esbroufe inutile, cette avalanche d’effets stylistiques participent au contraire à nous plonger un même temps que notre héros dans un monde cauchemardesque l’entraînant dans une folle ronde de désillusions. L’écœurement de McCoy devient le nôtre lorsque le trop-plein de mouvements virtuoses vient à se faire sentir.

Odyssée du sourire, donc, pour McCoy. Il ne s’était jamais rendu compte qu’il l’avait, jusqu’à ce qu’il le perde avec fracas. Son visage est alors une expression béate d’étonnement fatigué, sa démarche devient celle d’un pantin désarticulé (c’était le bon vieux temps de Tom Hanks, avant Forest Gump…), et ce n’est qu’après que cette transformation soit achevée qu’il se rend compte du sourire du monde qui l’entoure : sourire crispé, sourire édenté, sourire parfait… C’est à partir de ce moment-là que McCoy se rend compte de l’absurdité de son monde, qu’il perd totalement ses repères et n’arrive plus à reconnaitre ces terribles sourires (jusqu’à cette hallucinante scène où sa femme lui demande le divorce tout en continuant à sourire). Forcément, il ne peut que devenir fou (voir la scène avec le fusil). Là, tout le film prend corps : c’est ce monde qui l’a créé, c’est dans ce monde qu’il a évolué, qu’il a pris ses marques et s’est construit un univers, et c’est ce monde qu’il ne reconnait plus : comment mieux marquer la cruauté d’une institution sinon en montrant qu’elle détruit les membres qu’elle a elle-même créés ?

Le film, curieusement, ne s’arrête pas à la perte du sourire : alors qu’il ne reste plus rien à McCoy (plus de femmes, plus d’emploi, plus de maison), qu’a priori il ne reste plus rien à montrer, la mise en scène se fait soudainement plus sobre, et l’on s’attarde un peu sur McCoy. Survient alors son père, qui lui fait une déclaration d’amour paternel. Le film refuse ainsi clairement de tomber dans le pessimisme pur, montrant qu’il croit à un amour sincère, dénué de toute arrière-pensée, qu’il croit à l’honnêteté tout en se désespérant que le monde en soit si peu pourvu (c’est comme cela, je pense, qu’il faut prendre le discours final étonnamment naïf du juge noir à propos de l’honnêteté : non pas comme un réquisitoire, une injonction faite au public, mais comme l’exposé d’un idéal). On comprend alors où l’on veut en venir lorsque McCoy se rend compte qu’il est obligé de mentir pour faire éclater la vérité : un sourire cruel vient éclairer son visage, et ses yeux luisent d’un éclat sournois. Au tribunal, on retrouve encore ce même sourire.

C’est que McCoy a retourné les armes de la société contre elle-même : il a utilisé le mensonge, comme tout le monde ; mais, là où tout le monde l’utilisait à des fins strictement personnelles, McCoy l’utilise pour faire éclater la vérité. Et comme cette vérité est forcément explosive (elle remet en cause, tout de même, les dires d’une institution religieuse et d’une institution législative), il ne peut que se réjouir de l’effet provoqué : son sourire retrouvé est d’une sincérité rayonnante, et contraste forcément avec tous les autres. McCoy, comme le dit le journaliste a trouvé une âme.

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le 18 mai 2014

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