Ennemi sabré en toute transparence, alternative claire et morose, auto-critique en rade

Quelques mois après l'aberrante saillie du candidat Hollande contre la finance (« un ennemi [qui] n'a pas de visage »), devenu président de la république française depuis, sort Le Capital (titre du roman de Stéphane Osmont [2004], adressant comme lui un clin-d’œil au livre de Marx [1867]) de Costa-Gavras (après Amen et Le Couperet). Il suit l'itinéraire de Marc Tourneuil, placé à la tête de la Phénix, première banque (imaginaire) européenne. Propulsé pour être sacrifié (il sera accusé de délit d'initié et promis à la prison), il devance ses collaborateurs et tous les adversaires avançant masqués en pactisant avec un fond spéculatif américain, ouvrant les portes au 'satan' de l'économie. Tourneuil (outil consentant et rusé) apparaît donc comme le fossoyeur du « capitalisme à la papa » au profit de celui des forts, dont il fait la promotion et cherche à tirer profit. Autrement dit, il va dans le sens de l'Histoire et saisit au vol les avants-postes. Lorsqu'un ancien communiste internationaliste l'ouvre (tonton au repas de famille – didactique, un peu con mais imparable), Elmaleh lui explique que son internationale à lui fonctionne, réalise des rêves, apporte des produits inespérés et fait travailler des gosses : il retourne toutes les accusations (même les plus odieuses) avec brio et renvoie idéalistes et subversifs au panier, ou plutôt à prendre conscience qu'ils lui mangent dans la main.


La vision est parfois grossière, le parti-pris tranchant mais sans éléments originaux ou réflexions nouvelles. Le Capital enfonce des portes ouvertes comme tant d'autres, mais en ayant les vertus de la férocité et de la franchise : les préférences idéologiques sont claires, les accusations sont précises. Ce n'est pas un essai de plus pour contenter tout le monde, c'est un pavé (un peu useless mais) lancé sans trembler. Ce film dit des choses éculées, réparti les rôles de façon primaire (les gentils, les salauds à divers degré, les autres qui s'accommodent ou n'entrent pas dans la ronde du sérieux), mais va droit au but, mélange vues 'basses' et détails forts. Ceux-là émanent des restes du Costa-Gavras au zénith : sur le pouvoir, ses ramifications, ses pièges et ses exigences. Cosmopolis de Cronenberg (sorti plus tôt dans l'année 2012) présente avec davantage de profondeur un agent de la domination et la désintégration d'un certain capitalisme, mais ce Capital a l'avantage de l'objectivité (et de la 'transparence'). Toutefois ce film militant astucieux, sachant faire entendre son message, est aussi superficiel : il pointe les dérives sans souligner leur proximité, montrer leurs effets, se contentant de citer les anecdotes 'massives' comme les licenciements. Massives dans leurs effets, mais banales car rebattues et dérisoires car ce film n'aidera pas à se figurer ce qu'elles entraînent, signifient dans le réel dur – en cela Costa-Gavras est bien niché à côté de son ordure magnifique, à intellectualiser la nausée.


Concentré sur sa démonstration, Le Capital slalome entre les genres, comme un documentaire trop léger et engagé cherchant le meilleur costume pour se faire fiction. Dans l'ensemble le film prend une apparence de comédie mesquine et fatiguée. Il envoie avec énergie ses cartouches, réserve quelques moments de vacheries jubilatoires (contre la fille de l'ex-président), pompe avec succès la lucidité et l'amoralité de Tourneuil. Le film essaie de devenir thriller, mais chavire, s'affaisse sous le coup de rafales d'aigreurs et de pessimisme, rebondissant sur ses oripeaux de fable (excellentes à faire digérer ce Capital). Il garde un aspect de téléfilm aux moyens modestes, prenant de grands airs mais se reposant sur des béquilles fébriles, décalées : la volonté d'expliquer engendre des dialogues surfaits (mais jamais absurdes), des situations outrées mais pas à la hauteur de ce qu'elles désignent, etc. Ce décalage a des bénéfices indirects : les démonstrations impliquant des outils 'modernes' reflètent l'incongruité -IRL- des laïus sur « l'innovation » et « l'audace » assurés par les Oui-oui pantouflards pour les vidéos d'entreprise. Elles mettent Costa-Gavras et son équipe sur un plan parallèle, avec le même modèle 'transcendant', conscient et pourfendu cette fois. Ce manque renforce l'un des mérites du film : désacraliser ce monde, afficher ce que le luxe du 'grand centre' peut avoir de sinistre et de trivial (dans ses ressorts et ses motivations). Bref : jeter de la laideur sur des zones souvent protégées par omission.


Ce film est éminemment démocratique, une synthèse accessible, vulgaire mais 'juste' : elle pointe le pire (avec facilité sûrement, mais le pire est présent) et veut dessiner la tête. Source ou non, on l'ignore, en tout cas : c'est le point culminant (pas comme 'événement' spectaculaire, mais en tant qu'accomplissement durable). Le capitalisme financier à son stade de 'libération' ultime, lâché, parti pour faire sauter les dernières résistances et dévorer tout (donc parvenu au-delà de l'absorption et du vol, rendu à la liquidation pure et simple). Costa-Gavras souligne l'ambiance des lieux et de ces institutions mobiles. Dans ces mafias au sommet, on entre et s'aligne ; 'la fonction fait l'homme' : un requin standard devient forcément un boucher un costume, même s'il a une once de doute ou de contrariété, peu importe ses jugements sur les choses. Et surtout peu importe la morale, ou par défaut : la morale ici c'est l'efficacité - morale de dominant, légitime a-priori (d'un point de vue pratique et ambitieux), ravageuse à terme (d'un point de vue pratique et ambitieux aussi, sauf peut-être si 'après moi le déluge' est admissible). Il s'agit ensuite d'apprécier les effets et là-dessus Tourneuil a choisi la perception : c'est un jeu planétaire, donc avec des gagnants et des perdants ; justification et promesse en vitrine : « les gagnants peuvent tout perdre et les perdants tout gagner, c'est ça la beauté du jeu »). Perception et non plus le camp, la notion est obsolète, tout au plus y a-t-il des alliances à nouer pour cultiver des satisfactions communes. Rien de bien révolutionnaire en soi (l’égoïsme et le cynisme ne datent pas du néo-libéralisme ou même du XVIIIe, n'en déplaise aux 'réacs' optimistes) ; plutôt une régression radicale, avec le sabordage de toutes les constructions pour la stabilité et les résidus d'harmonie nécessaires à la survie d'une société et d'une espèce. Costa-Gavras désigne un 'capital' nihiliste, dont la maintenance elle-même est réduite au minimum : alimenter cette boucle pour elle-même (et en tirer une ivresse pour les décideurs).


Sur le bas-côté le film flirte avec l'insignifiance. La mise en scène est sommaire, le propos faisant tourner la machine et celle-ci suivant hébétée. Les acteurs sont peu gâtés et seul l'archétype incarné par Tourneuil est approfondi. Après La Rafle (sur l'horreur du Vel d'Hiv en 1943), Gad Elmaleh trouve un nouveau rôle sévère et difficile, s'en acquitte avec succès – non reconnu pour de multiples raisons, souvent mondaines, parfois propres au métier (le 1er avril de cette même année 2012, il écope d'un Razzie Award avec la troupe de Jack & Jill), mais aussi très concrètes : peu après ce film, Elmaleh devient l'égérie d'une publicité pour la banque LCL. Aucune surprise dans le public, mais une abondance de quolibets. En attendant Elmaleh a su sortir de la posture d'humoriste tout en devenant effectivement drôle, dans la peau de ce Tourneuil froid et résolu à tailler dans le vif, capable de jouer le crétin apprêté pour la télé, commentant pour le spectateur les abjections dont il a une pleine conscience. Comme l'inquiétant Frank Underwood de House of Cards (série sur les arcanes de la politicaillerie US, lancée début 2013), il s'adresse directement au public (à deux reprises : ouverture et conclusion). Costa-Gavras lui autorise quelques commentaires en voix-off pour introduire ses collaborateurs, ainsi qu'une poignée de rêveries ou jugements pendant lesquels il s'abstrait (en vain) de la situation donnée.


Le personnage a le droit à une certaine complexité interdite aux autres, tous des fantômes, passants autour de lui quand ils ne sont pas des concurrents (parfois des relais) ou des sujets. Il est salaud mais pas mytho (sauf en vitrine, puisqu'il faut bien – roi des discours creux et du mielleux glissant les signaux démagos/intimidation nécessaires). L'armure et la forme lisse craquellent tout au long du film, pas pour sombrer dans la sensiblerie mais pour amplifier certaines postures intimes du personnage. Le recul sur lui-même est décuplé, Tourneuil ironise et tient même des propos 'moraux' sans être affecté ou concerné, simplement en étant ouvert aux points de vue qu'il domine ou méprise (lui, ou plutôt le système dont il est une ressource d'avant-garde). Dans les derniers temps du film, il évalue sa reconversion éventuelle en croisé anti-capital. Une opportunité de secours, car l’héroïsme et le prestige occasionnés seraient de faibles compensations. Il se tire des chausses-trappes de son milieu en jouant les prophètes de l'aliénation des pauvres et le chantre des gouffres insurmontables : il y aura un public pour aimer. Sa relation avec Nassim (Liya Kebede) est un défouloir. Il s'y adonne à un comportement d'enfant enthousiaste puis finalement de brute triviale. Jamais Nassim n'aura de véritable importance, jamais il ne la considérera autrement que comme objet ; c'est un stimulant et l'espèce d'idylle qu'il se figure est juste une façon élégante (et délassante) de convertir son excitation.


Ce Capital refuse la neutralité et donne donc matière à discuter, mais il pourrait encore cacher son jeu, laisser le spectateur déduire ce dont il aurait envie. Au contraire, il a une fin, ou au moins des alternatives imparfaites mais déjà existantes, à proposer. L'opposition entre le capitalisme continental et celui anglo-saxon travaille le film, expliquant sa tendance à la caricature – ou son adéquation au réel extrêmement colorée. Le capitalisme anglo-saxon est plutôt perçu en tant que plate-forme qu'en tant que modèle strict ; c'est donc son émanation principale (ou supposée) qui est traitée. Le capitalisme à la française est reconnu comme celui du « copinage » mais il aurait des résidus de vertus, par nécessité et pas seulement par principe ; Costa-Gavras plaide pour cette forme tenant à la fois du paternalisme et du collectivisme, où l'élite se sert et défend le bien commun en maintenant le sien propre. Cela se traduit par la volonté de limiter les délocalisations et sauver les lois sociales (le 'modèle social' à la française). À l'inverse le capitalisme « de cow-boy » est mesquin et suicidaire, inéluctablement : c'est la « secte de la rentabilité à court-terme ». Agent de ce dernier, Tourneuil/Elmaleh tourne en dérision ce vieux fond français. « La performance » sera juge et non plus la bienséance (c'est au tour de la première de dérouler ses fatras 'visionnaires') : « nous ne serons plus jugés sur la soit-disant éthique bancaire à la française mais sur la vérité des chiffres ». Costa-Gavras a beau jeu d'emprunter cette posture, puisqu'il confond lui-même l'expertise et la morale, les lois du management et les sentiments, comme si ces derniers devaient être placés en première ligne en toutes circonstances, justifiant par ailleurs des iniquités établies préférables aux iniquités d'un système violent mais surtout aveugle à ses effets. De cette manière, Costa-Gavras attaque tout 'libéralisme' en général sans pour autant y toucher, puisqu'il reste concentré sur sa cible outrancière.


Il a le courage de l'afficher carrément, mais c'est le courage (en plus de celui de s'indigner catégoriquement – avec ce que ça comporte d'honnête et d'idiot) d'afficher sa résignation et sa complaisance au profit de vieilles bêtises, au nom de la lutte contre la tornade sous nos yeux. Ce Capital est le testament d'un gauchiste devenu héritier des résidus de la mentalité monarchique, en brandissant comme un trophée sa supposée fibre sociale – imparfaite mais bien utile et au bout du compte, indépassable rempart à l'ensauvagement. C'est bien de cet espèce de consensus hiérarchique, ce féodalisme compassionnel (avec une surface républicaine et l'horizon méritocratique comme compensation et optimisation) anti-néo-féodaux, que Tourneuil/Elmaleh est l'ennemi ultime (il y a bien d'autres ennemis mais apprivoisés, sans incidence, ou communs à d'autres puissances). Le Capital est donc ce genre de films 'appelant les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités', du moins en idéal : Tourneuil mise sur le manque de volontarisme du gouvernement français pour le vaincre, passer entre les mailles des filets voire saper ses lois. Les normes, les institutions françaises, ont un poids surtout symbolique et pas d'avenir : elles font peser leurs acquis obsolètes et stériles mais ne savent inverser les tendances ou imposer les leurs. Comme un organisme en fin de vie, l’État français ne sait que mettre des barrières, parasiter : il sait seulement réagir en somme. Naturellement Costa-Gavras dénonce la faiblesse de cet état et l'absence de contre-offensive, sans l'englober un instant dans sa critique : l'un des défauts du film est de ne livrer aucun fait ou nom précis ; il omet aussi de mentionner les résultats du modèle français, discuter la place de l’État sur cette économie. Est-ce un paradis ou le plus juste des mondes que le cavalier noir Tourneuil contribue à faire exploser ?


https://zogarok.wordpress.com/

Créée

le 11 juil. 2016

Critique lue 304 fois

Zogarok

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