"Lo sceicco bianco" marque les vrais débuts de Fellini derrière la caméra ("Luci del varietà", tourné deux ans auparavant, étant une coréalisation), et même si le style est loin d'être totalement maîtrisé, on y découvre avec bonheur ce qui constituera son univers tout le long de sa carrière. Univers onirique, monde du spectacle et des faux-semblants, théâtre de la vie où se bousculent toutes les couches sociales, avec son improbable cortège de personnages extravagants, pittoresques ou ubuesques, dans lequel se déroule le drame de la vie quotidienne... Il y a déjà tout Fellini dans ce film, ses interrogations, ses attentes et ce regard qu'il porte sur ses concitoyens. Notre homme utilise son expérience de caricaturiste pour s'essayer à la satire sociale. Le style n'est pas encore affiné, le ton est sarcastique sans être méchant, et le cinéaste s'amuse de ses contemporains sans les moquer. Il utilise la caricature pour épingler la petite bourgeoisie avec ses valeurs familiales et religieuses, ainsi que le monde du spectacle et son univers d'illusion.
Le film débute avec Ivan, jeune bourgeois un peu nigaud, qui part à Rome pour présenter sa femme à sa famille et tenter d'avoir la bénédiction du Pape. Sa moitié, Wanda, est une sorte de Madame Bovary mal dégrossie, gentiment candide et affreusement sentimentale, qui passe son temps à se goinfrer de romans-photos et de leurs histoires à l'eau de rose. Alors forcément l'idée de passer une journée coincée entre la belle-famille et le Saint-Père ne l'enchante guère, elle préfère donc prendre la poudre d'escampette pour aller retrouver son idole, le fameux Cheik Blanc ! Seulement une fois arrivée sur place, elle déchante très vite en se rendant compte que ce milieu n'a rien de féerique et que son héros est très éloigné de son image romantique !
À travers les mésaventures de ce couple, Fellini croque avec talent un univers où chacun en prend pour son grade : le bourgeois clownesque et ridicule, l'artiste ubuesque et truqueur, le monde du spectacle et son miroir aux alouettes, les provinciaux affreusement crédules et même les cathos terriblement sinistres ; nul n'est épargné ! Enfin si peut-être les prostituées avec lesquelles on retrouve l'affection du cinéaste pour la gent féminine, Giulietta Masina endossant au passage son costume de Cabiria pour la première fois.
Mais si la caricature est cinglante, elle n'est jamais méchante. L'humour y est bon enfant, les situations sont joyeusement mises en scène et on ressent toute l'affection du réalisateur pour ces personnages pourtant si pathétiques ! C'est avec délectation que l'on suit les péripéties du pauvre Ivan qui tente à la fois de retrouver sa femme et de sauver la face devant sa famille. Fellini en profite pour mettre en images avec beaucoup d'humour cette pression familiale, comme par exemple en multipliant les gros plans sur les visages des différents protagonistes, renforçant l'idée d'une famille omniprésente et étouffante. Quant à Leopoldo Trieste, l’interprète principal, il est tout simplement irrésistible avec ses mimiques impayables et forcément touchant avec son air triste qu'il traîne comme une âme en peine à travers les rues de Rome ! Par contre le personnage de Wanda paraît moins bien réussi, sa candeur extrême irrite, mais fort heureusement Fellini arrive à la rendre émouvante lorsqu'elle réalise le ridicule de sa situation. On retiendra surtout Alberto Sordi qui compose un superbe Cheik Blanc, étonnant croisement entre le parfait fanfaron et le pitre magnifique. Dommage que le personnage ne soit pas plus exploité par Fellini ainsi que la caricature du monde du spectacle ; mais là-dessus, il y reviendra plus précisément dans d'autres films.
Alors même si cette première œuvre n'est pas parfaite, il y a quelques longueurs et certaines situations auraient mérité un approfondissement, on ne peut que savourer cette farce, joyeuse et gentiment grinçante, qui pose les fondements d'un univers que Fellini n'aura de cesse d'explorer.