Un paysan rentre chez lui avec son cheval, retrouver sa fille. Dehors, le vent souffle. Dès lors, le cheval refuse d'avancer. Alors cette famille se retrouve bloquée, dans le vent et la boue qui prend peu à peu possession de leurs êtres. Ils ne peuvent plus rien. La promesse du possible retombe et ce jour de la tentative du départ, de l'échappatoire, chargés des maigres effets qu'ils possèdent se retrouve être le symboles de leur condamnation. Le vent emportera tout jusqu’à l'eau du puit et la lumière. "Le matin deviendra nuit et la nuit prendra fin" lit la jeune femme dans le livre, que Jacques Rancière nomme "anti-bible", donné par les tziganes. Alors la danse mortelle engagée par le trio père-fille-cheval devient une contemplation de la fin du monde à venir. Voilà comment je pourrais résumer l'ultime chef d'oeuvre de Béla Tarr.


" -Pourquoi n'êtes vous pas aller en ville ?
-Parce que le vent l'a emporté."
Voici le début de l'échange entre le faux prophète venu demander une bouteille de Palinka et le paysan. Par la suite, il raconte la fin de tout. Car "Ils ont tout détruit. "Car il ne s'agit pas du tout d'un Cataclysme venant de l'aide innocente de l'homme; il s'agit du propre jugement de l'homme, de son jugement sur lui-même, auquel Dieu, naturellement, contribue, je dirais même qu'il y prend part. Et parce qu'il y prend part, Il est la créature la plus abjecte que l'on puisse imaginer. " dit-il.
Tout est parti, du découpage des plans (tout est en plan séquence) à la couleur (réalisé en noir et blanc) Il n'y a plus aucun artifice. Le film se cantonne à sa substantifique moelle, il ne présente aucune "fantaisie", seul est présent le minima nécessaire pour exister en tant que film. Sur ce point, la réalisation est incroyablement fidèle à ce qu'elle montre. Ces personnages ne vivent plus, ils survivent. Sans doute pas pour longtemps, et, à la manière du cheval que l'on sait en train de mourir dans le tombeau qu'est devenue la grange. Nous savons que le duo familial mourra certainement peu de temps après les dernières images que l'on voit d'eux, face à face, dans l'obscurité (la lumière n'existant plus), la jeune femme refusant de se nourrir. C'est ce cheval qui est certainement le personnage le plus important, à la fois initiateur du récit (anecdote en voix off sur la fin de la vie de Nietzsche) et élément perturbateur. Il ne veut plus bouger, donc les deux fermiers ne peuvent plus aller en ville, ni partir, ce qui les contraint à attendre un miracle, cloîtrés dans ce qui sera certainement leur tombeau à eux aussi.
Ce "presque-plus-rien" fait de ce film, non pas un film long et lent, mais une expérience sur le temps lui-même. Sur ce temps suspendu de l'attente de quelque chose qui ne viendra pas. La sentence de Pascal revient alors: "L'ennui est l'expérience de la sensibilité au temps pur". Confronté à cette lenteur, un rien devient sublime. C'est ce en quoi réside toute la beauté du film  : ces longs plan-séquences, aux mouvements de caméra d'une précision chirurgicale, montrant la beauté des actes simples. Et le paysan mangeant sa pomme de terre de son seul bras valide est l'une des plus belles choses que j'ai vu.


Dans un entretien, Béla Tarr dit: "A mon sens, le monde ne connaîtra pas de fin. Mais le monde est composé par une multitude d'individus. Et la fin d'une seule vie, c'est déjà la fin d'une partie du monde. " Voilà. Cette fin du monde que le faux prophète vient annoncer est la fin d'une partie du monde. Ce monde c'est celui du cinéma de Béla Tarr. Cette fin, c'est la fin de ce film, qu'il annonce comme étant son dernier, n'ayant plus rien a dire de plus. C'est ce monde de tension humaine, d'action vaine, de désespoir et de tromperie qu'il a mis en place au cours de ses films, Du Nid Familial au Cheval de Turin.


"Je crois qu'à la base de l'Art, il y a avant tout la honte d'être un Homme" disait Gilles Deleuze dans son Abécédaire. C'est sans doute l'expression la plus appropriée pour parler du cinéma de Béla Tarr. Au delà de tout idéal intellectuel, son cinéma nous montre avec cynisme l'être humain en tant qu'être "survivant". La tromperie, la promesse vaine, l'avilissement et le désespoir sont les maîtres mots du cinéma du réalisateur Hongrois qui déclarera ne pas vouloir identifier ses films comme des films philosophiques.

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le 28 déc. 2015

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Andréa Spartà

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