L'enfer vert.
Dédié au cinéaste Henri-Georges Clouzot, "Sorcerer" est en effet un remake de son film "Le salaire de la peur", ou plutôt une seconde adaptation du roman de Georges Arnaud. Souhaitant au départ...
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le 18 janv. 2015
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/!\ Spoilers ahead.
Être touché par la grâce le temps de quelques plans.
Vous voyez ce que je veux dire. Vous avez vu des films de qualité simplement acceptable grandis par une scène visionnaire ou surprenante d’intensité. Peut-être aussi avez-vous vu un film en tout point excellent atteindre sa quintessence pour quelques minutes de pur bonheur cinéphilique, quelques minutes qui assoiront leur importance dans votre mémoire là où vous souhaiteriez garder à l’esprit chaque image du film. C’est ce qui m’est arrivé avec Sorcerer. Il fallait donc que je vienne m’en plaindre sur SensCritique.
Bien sûr, il est impossible d’oublier vraiment les nombreux aspects qui font la qualité du film, de son intro paniquée à sa conclusion accablante. On ne peut effacer le jeu et la direction d’acteurs si justes dans leur peinture de quatre caractères fondamentalement différents touchés par la même désillusion, ni la mise en scène perpétuellement inquiétante, la photographie trouvant la beauté dans chaque pan de ce décor radical, la musique fiévreuse de Tangerine Dream et sa fine utilisation. Tout cela reste à l’esprit en arrière-plan, et constitue un écrin appréciable pour le joyau des quelques plans dont je suis venu vous parler.
Le contexte de cette réussite est lui aussi fascinant : en 1977, le réalisateur de L’Exorciste s’attelle à une seconde adaptation du roman Le Salaire de la Peur de Georges Arnaud, déjà notoirement porté à l’écran par Henri-Georges Clouzot sous le même titre. Si Friedkin a toujours refusé de considérer son film comme un remake du premier, il est à noter qu’il avait demandé – sans succès – une nouvelle sortie en salle de l’œuvre de Clouzot pour accompagner la sienne. Pour créer sa propre version de l’histoire avec la vision frénétique qu’on lui connaît, il choisit de s’associer avec Walon Green, suite au travail de ce dernier sur La Horde Sauvage de Peckinpah, et s’inspire du mélange de danger et de léthargie sensorielle dont Werner Herzog avait doté la jungle d’Aguirre, la Colère de Dieu. Si les titres en gras dont j’ai parsemé ce paragraphe ne suffisent pas à éveiller votre intérêt, je vous rappellerais simplement que cette fiévreuse atmosphère de forêt primitive et mortelle était également retravaillée à la même époque par Francis Ford Coppola, enfoncé jusqu’au cou dans sa propre jungle pour l’ultime Apocalypse Now.
En parlant de tournage cauchemardesque et d’apocalypse, la production de Sorcerer connaît une évolution des plus pénibles. Rien n’est épargné à notre pauvre William. Son casting all-star s’effondre lorsque le départ de Steve McQueen entraîne le revirement de Lino Ventura. A Jérusalem, un technicien est blessé par une reconstitution d’attentat, tandis qu’un véritable attentat a lieu non loin de là – il sera filmé et incorporé au film pour une « touche de réalisme documentaire ». A New Jersey, une unique cascade automobile s’étend sur une semaine de tournage sans satisfaire Friedkin, le poussant à s’asseoir à la place passager puis à faire construire une rampe d’une quinzaine de mètres pour procurer l’élan nécessaire. En république Dominicaine, la rivière théoriquement torrentielle choisie pour la fameuse scène du pont de corde s’assèche, et sa remplaçante mexicaine exhibe un manque de volonté similaire, forçant l’équipe à détourner un cours d’eau. Face à cette accumulation catastrophique de déconvenues, Friedkin persiste. Friedkin s’acharne. Il remplace progressivement une part conséquente de son équipe. Il change de pays comme de chemise. D’un chiffre initial de 2,5 millions de dollars pour un petit film entre deux grands projets, la production est réévaluée à 15 millions et en coûtera finalement 22.
Ce tournage international et infernal, ce projet monstrueux qui évolue loin au-dessus des frontières et des limites de budget aboutira à un diamant brut d’esthétique lugubre et de suspense sauvage. Que relate-t-il, me demanderez-vous ? Mon bon monsieur, cette œuvre excentrique raconte quatre hommes déchus d’horizons fort différents fuyant leur destin dans une improbable exploitation pétrolière au cœur de la jungle sud-américaine, et un destin décidément vindicatif qui vient les chercher dans ces tréfonds du monde. Pour lui faciliter la tâche, nos héros accepteront la mission insensée de conduire deux camions de retape chargés de nitroglycérine sur une route de construction douteuse à travers 300 km de végétation indomptée, afin de mettre fin à l’incendie qui embrase le puits de carburant comme une torche infinie.
Stylistiquement et scénaristiquement, la scène que je vais vous décrire avec moult emphase et force adverbes marque l’apogée de leur absurde épopée à travers la forêt. C’est la fin d’un périple grandiose et grotesque, ou la nature est oppressante et la mort se fait insistante. Nous sommes sur la crête d’une colline étouffée par la flore tropicale et déjà deux des conducteurs ont disparu en un clignement de paupières. Leur trépas, soudainement causé par une simple aspérité, teinté d’ironie par la pléthore d’épreuves qu’ils ont su traverser, rappelle une manifestation antique de la destinée. Sauf qu’ici la fragile flamme de leur existence n’est pas soufflée par la troisième Parque ni par une énième Érinye, mais par une explosion de nitro. En contrepoint de ce funeste caprice de la nature, la folie des hommes se manifeste immédiatement sous la forme d’une bande de guérilleros venu réquisitionner le camion survivant. S’ensuit une scène d’impasse armée nous offrant une tension palpable, puis une brève explosion de violence ayant raison de la bande rebelle et blessant grièvement l’un des personnages principaux.
Après cette déferlante de sentences du destin, la tension dramatique n’est plus. Rassurez-vous, elle n’a pas simplement disparu ; notre bon William est peut-être prodigue avec son budget mais pas avec le capital émotionnel qu’il a construit. Cette tension a mué en un malaise étouffant mêlé de fascination hypnotique. Un malaise que l’on avait déjà senti poindre à travers les rets de végétation, lorsque nos sombres héros de l’amer manifestaient leur abattement à la vue d’un fatidique tronc d’arbre siégeant en travers de la route comme pour proclamer la domination de la nature en ces lieux. Mais à présent, le dernier homme debout semble prendre la pleine mesure du vide de sens que dénote son existence.
Nous le retrouvons dans un désert de roches blanches, traversant avec opiniâtreté les étendues arides aux côtés de son compagnon d’infortune agonisant. Sa raison vacillante commande une présence humaine à laquelle s’accrocher, et il tente d’évoquer le futur pour maintenir la conscience de son compagnon. Mais bientôt cette conversation se tarit, emportant avec elle l’éveil du mourant et la lucidité du pilote. Devant ses yeux fatigués, les formations rocheuses d’une pâleur fantasmagorique se succèdent, le présent se mêle au passé et les hallucinations aux symboles. Il divague, il se perd, ses pupilles hagardes planent et s’agitent. Il demande son chemin et son but aux spectres venus le hanter. De but, il n’en trouvera aucun, et la vacuité de sa vie aux allures de farce macabre le frappe à la lumière d’un éclair zébrant le terne ciel qui domine le décor. La nature a vaincu sa condition ; dépouillé de son identité, il n’est qu’un vestige errant au volant de son engin monstrueux. Faute de mieux, il s’accroche à l’accomplissement de sa mission, tentant ainsi de redéfinir son existence perdue dans ce déraisonnable objectif.
Hélas, même cet espoir de seconde main paraît à son tour éphémère. Une fois passée la fièvre des images et des ectoplasmes, nous voyons le camion ralentir, puis s’immobiliser. Retrouvant un semblant de clarté d’esprit, le rescapé constate la mort de son compagnon, tandis que résonne à ses oreilles le souvenir du rire sardonique de ce dernier. Lui avait compris bien plus tôt que sa survie était le rôle secondaire d’une douteuse comédie. Scanlon sort du camion, tourne en rond, interroge les minéraux blanchâtres du regard, et dépose lourdement la dépouille de son copilote dans la poussière que la faible clarté de l’aube rend bleutée. Comme pour fermer les yeux sur cette sépulture indécente, le moteur chuinte puis se tait. Le survivant grimpe à bord, tire et pousse sur la mécanique sans âge, refusant de comprendre sa situation, et le ricanement désincarné reprend de plus belle. Il doit bien vite se rendre à l’évidence : plus une goutte de carburant ne peut alimenter sa croisade. Sa dernière raison de subsister est en panne sèche.
D’un pas morne, il sort à nouveau du véhicule paralysé et entre dans un plan large au silence solennel. Les canyons coiffés des dernières ombres nocturnes le surplombent et ignorent son désarroi. Le ciel se pare d’une teinte violette surnaturelle. La domination des couleurs froides et la lointaine forme d’un squelette démesuré semblent figer le film sous le pinceau d’un artiste composant une vanité aux proportions mythiques. Jugé pour son hybris par ce tableau au sein duquel il s’efface, Scanlon ne peut que flanquer sa veste au sol dans un geste rageur. Impassible, Friedkin nous laisse le temps de nous demander : et ensuite ?
L’obscurité totale pour première réponse.
Puis une forme émerge. Du mouvement. La silhouette chancelante d’un homme en guenilles portant une caisse de bois titube jusqu’à nous. C’est Scanlon, croulant sous le poids de l’exténuation et d’un chargement de nitroglycérine. Des yeux ternes creusent son visage sans expression, à moitié mangé par l’ombre que n’atteint pas l’étrange lumière qui le rend visible. Attendez, quelle lumière ?
Sous une lente montée de synthétiseurs sempiternels, la caméra, apparemment aussi surprise que nous, suit un temps la marche profane de cette âme-en-peine, puis se tourne dans la direction du mystérieux éclairage. L’instru de Tangerine Dream explose alors sur un accord strident tandis que ce nouveau point de vue nous révèle l’éclatant geyser de flammes qui règne en maître sur l’exploitation pétrolière. Les volutes de feu baignent les environs d’une lueur cramoisie dans laquelle plonge notre héros pour achever sa progression vers la colonne impie. Avant qu’il puisse porter son offrande explosive à cette entité infernale, elle lui est retirée des mains par quelques silhouettes en uniforme. S’oubliant dans l’aveuglante présence du pilier de flammes, il fait encore quelque pas vers lui et s’écroule face contre terre.
Une partie de mon esprit retourne à l’incroyable documentaire Leçons de Ténèbres de Werner Herzog, à qui l’incendie de puits de pétrole avait également inspiré une vision transcendante de la folie des Hommes punie par le courroux de la nature, en lieu de colère divine. Le reste de mes cellules grises est happé par la force évocatrice de ce moment d’aboutissement, un morceau de bravoure à l’imagerie diabolique dans lequel Friedkin fait honneur à Dante. A peine ai-je le temps de voir, en bordure de champ, le symbole surplombant la scène, mis en lumière par ce feu quasi-occulte. C’est la présence qui se cache véritablement derrière tout ce théâtre : l’aigle noir représentant l’exploitant pétrolier. Oui, un logo d’entreprise. Le réalisateur souligne ainsi avec cynisme que l’épopée brutale à laquelle nous avons assisté, avec toutes ses épreuves, ses supplices et ses crises existentielles, est le fruit de la volonté économique d’une poignée d’hommes.
Nous arrivons à la conclusion du film et de ma critique. Scanlon revient à la civilisation, le spectateur revient dans la salle de cinéma dont il avait décollé. Silencieux dans son costume blanc, l’Orphée moderne récupère son chèque, sa nature humaine et un nouveau job. Ne pouvant se départir de son fatalisme, Friedkin lui amène les mafieux vengeurs qu’il avait fuis en s’enfonçant dans la jungle, sous une impitoyable reprise du thème musical à suspense. Sur cette fin ouverte, le titre s’affiche, le générique défile, et déjà les images de canyons blafards et de colonne flamboyante emplissent ma tête. Ce sont ces moments qui font de moi un cinéphile, et – oserai-je l’avancer – de William Friedkin un réalisateur. Après tout, Sorcerer, d’un projet auxiliaire, est devenu son film préféré. Dans toute sa beauté terrible et toute sa démesure, l’œuvre a grandi jusqu’à le dépasser.
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le 8 oct. 2015
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