L’année 1954 est l’une des plus prolifiques de la carrière d’Alfred Hitchcock. Non content d’y sortir deux films – ce qui, même à l’époque, n’était pas fréquent – il se débrouille pour signer deux chefs d’œuvre majeurs. « Le Crime était presque parfait » est le premier des deux ; il s’agit d’un polar adapté d’une pièce de théâtre de Frederick Knott, par Frederick Knott.


Riche mondain londonien, Tony Wendice a tout pour être heureux : une jolie maison dans un quartier pavillonnaire cossu, une épouse belle comme le jour et un travail aussi lucratif que passionnant pour égayer ses journées de joueur de tennis retraité. Ce cadre idyllique serait véritablement parfait si la divine Margot, sa femme, n’avait pas le triste tort d’entretenir une relation adultère avec le célèbre écrivain américain Mark Halliday. La situation se simplifierait passablement, en outre, si tout l’argent du ménage n’était pas détenu par la seule Margot, laissant le pauvre Tony complètement dépendant du bon vouloir de sa charmante compagne.


Loin d’être désespéré par l’ampleur de la tâche, l’ancien champion de Wimbledon a élaboré un plan aussi complexe que machiavélique pour faire assassiner son épouse. Avec un soupçon d’astuce, un brin de chantage et un certain talent pour l’intrigue, l’affaire devrait être rondement menée.


« Le Crime était presque parfait » est un film policier à la physionomie particulière, dans le sens où l’important n’est pas tant le résultat de l’enquête, mais plutôt la manière dont celle-ci est menée. Toutes les clefs sont fournies au spectateur dès les premiers instants du film. Les personnalités des personnages sont connues, leurs motivations ne sont guère plus mystérieuses et leurs actions sont religieusement suivies. Tout le génie d’Hitchcock consiste donc à introduire un grain de sable dans la machine parcimonieusement minutée qui est d’abord présentée, et à passionner le spectateur pour tous les dérèglements dramatiques qui vont en découler.


Le premier élément indispensable est la mise en contexte. Toute la première partie du film, d’une longueur importante, est entièrement dévolue à présenter les personnages et les enjeux. La mise en tension est graduelle – menée avec le brio habituel du maître – et culmine lors de la scène servant d’élément déclencheur à l’enquête. Cette étape de contextualisation est nécessaire pour intriguer le spectateur, avant de lui asséner le coup de grâce et de renouveler son intérêt à l’orée de la partie suivante.


La mise en scène est très théâtrale : l’on se place dans un environnement clos avec peu de personnages et beaucoup de dialogues. L’immersion est assurée, en partie, par des explications orales, mais repose surtout sur la disposition des lieux et des objets. À cet égard, avec sa minutie caractéristique, le réalisateur a supervisé la décoration de l’appartement qui sert de décor au film jusque dans les moindres détails. "Chaque chose à sa place et une place pour chaque chose"… La nature et la disposition de tous les cadres, outils, trophées, babioles qui encombrent le salon sont autant d’indices semés par Hitchcock. La composition de ces tableaux d’intérieur permet alors, en un instant, de comprendre qui sont les personnages.


Avec le sujet du film et la mise en scène minimaliste choisie, le succès de l’œuvre va reposer sur la qualité d’écriture des dialogues et le talent d’interprétation des acteurs. Aux deux égards, « Le Crime était presque parfait » est une réussite éclatante. Au premier plan, Ray Milland, qui est sans nul doute la star du métrage. Bénéficiant des meilleures répliques, il compose un personnage d’une grande finesse, machiavélique à souhait, cerveau génial à la classe britannique sans limites. Il trouve un adversaire à sa hauteur en la personne de John Williams (qui n’a rien à voir avec la musique), qui campe un inspecteur de police à l’instinct redoutable. Le duel est arbitré par Robert Cummings (Mark Halliday) et Grace Kelly (Margot), dont les rôles sont, certes, plus secondaires, mais non dénués de morceaux de bravoure. L’affrontement des deux intellects prodigieux, du criminel d’un côté, du flic de l’autre, constitue la clé de voûte du film ; voir ces deux hommes suprêmement intelligents faire assauts de tactiques rusées et de répliques badines – toujours avec le flegme et la politesse sacrés de nos voisins outre-Manche – est un vrai régal.


Outre ces joutes verbales jubilatoires, le film d’Hitchcock est servi par une réalisation impeccable, qui complète la longue liste des qualités du métrage – sans doute l’un des meilleurs policiers jamais réalisés. Le suspense est impeccablement maîtrisé jusqu’au bout. La tension est bien gérée et les quelques rebondissements, toujours équilibrés, permettent de relancer l’intérêt du spectateur alors que le souffle de la découverte précédente retombe. Le film se déroule dans un quasi huis-clos, enserrant les personnages dans un cocon à l’allure chaleureuse (l’appartement, la cheminée, la chambre à coucher, autant de lieux à connotation protectrice), qui se révèle finalement un terrible piège dont il est dur de s’extirper. Les multiples caméras disposées dans tout le décor offrent également l’opportunité à Hitchcock de proposer des angles différents et de conserver une certaine mobilité, évitant la lassitude.


« Le Crime était presque parfait » est l’une des œuvres maîtresses d’Alfred Hitchcock, l’un des plus grands cinéastes ayant jamais vécu. Parfaitement exécutée, interprétées avec brio par ses interprètes, il s’agit d’un polar aussi haletant que délicieux, où la puissance dramatique de l’intrigue et l’humour fin des dialogues s’équilibrent délicatement sans jamais se nuire. Une seule question demeure en suspens : comment diable est-il seulement possible d'envisager vouloir attenter aux jours de la merveilleuse Grace Kelly ?

Aramis
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le 20 janv. 2016

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