C'est par une visite tout à fait impromptue j'ai pris connaissance de ce film qui, à première vue, ne paierait pas de mine s'il était mis en rayon dans un Cashconverters à 1,99 euros. Un peu déconcertant donc. En y regardant de plus près, une nouvelle édition de Wild Side Films - collection "Les Maîtres du fantastique" - est apparue, joliment commentée en son antre et en quatrième de couverture. Alors oui, j'ai succombé à l'achat d'un produit marketing mais cela est allé plus loin encore car il s'agit d'un beau produit cinéphile et méconnu.


En effet, après Massacre à la tronçonneuse, on pense que Tobe Hooper n'a plus rien fait de propre dans son cinéma sale. D'ailleurs, toute sa carrière a été marquée par la volonté de retrouver l'horreur magistral de ses débuts prometteurs et qui ne reviendront plus jamais. Mais ça reste Tobe Hooper, un des maîtres de l'horreur.
Il est vrai qu'en ayant vu auparavant "Combustion spontanée" (qui avait un bon sujet) et "The mangler" (adaptation d'un roman de Stephen King), on peut passer son chemin tellement son cinéma s'est appauvri. Son épisode "Dance of the dead" est bon mais cela n'avait plus grand chose à voir avec une patte singulière. Non, là, il marchait carrément sur les plates-bandes de Romero, et... C'était bien ficelé, faut admettre. Du coup, il y a de quoi être perplexe sur son oeuvre depuis 1974.


Le crocodile de la mort connaît de nombreux titres et je ne crois pas que la traduction soit tout à fait à l'avantage des retrouvailles avec ce film. Mais qu'importe, le cinéphile sait dépasser la surface et, j'estime, qu'effectivement, à l'instar de Jean-Baptiste Thoret présent dans les bonus, qu'il y a vraiment de quoi faire une nouvelle fois en termes de leçon cinéphile.


Pour commencer, le crocodile n'est vraiment qu'un accessoire du film. On dira même un accessoire marketing. Dans le film, le crocodile est une menace extérieure, étrangère dans son décor exotique, une masse rampante aux abords de la maison, accablée par une grossière pesanteur rouge. Le crocodile est aussi un moyen bien pratique pour voir se succéder les jolies brebis qui tombent dans le piège de cet Hôtel perdu aux confins du Bayou car elles disparaissent dans la gueule des marécages. Enfin, le crocodile d'Afrique - dit-on - a, il me semble, une fonction psychanalytique : il fait parti à part entière de la personnalité tantôt roublarde tantôt prédatrice de ce "bon vieux Judd". Quel personnage intéressant ce Judd. Il suscite l'empathie, avec ses petites lunettes. Le film entier tient à la crédibilité de sa prestation. Tenancier du Starlight Hostel, ancien vétéran (comme dans la vie), on pourrait le penser absolument inoffensif. La plupart du temps, il nie ce qu'il a fait ou a peur des atrocités qu'il a commises. Il enterre sans arrêt sa mémoire comme s'il fallait faire table rase. On est très loin des portraits psychologiques des rednecks de l'intérieur des terres dans Massacre à la tronçonneuse, où le portrait se limitait à une furieuse envie de cruauté sans fard ni nuance. Ici, le portrait est voulu plus confus, plus mouvant, quelque peu dissocié.


Je disais donc que le crocodile faisait partie de la personnalité de Judd (Neville Brand, ayant une spécialité de jeu plutôt western). Sans ce crocodile, il n'aurait aucune force. Ce n'est qu'un homme faible, infirme et vieillissant au milieu de tous ces machos (j'y reviendrais). Cette omniprésence du crocodile, que l'on voit très peu pour finir (et qui n'en est même pas un vrai, en plus - d'ailleurs la force du film fait qu'on se fout terriblement du carton-pâte, ce n'est pas ridicule), cette omniprésence fait que la mort rôde partout sur les terres de Judd. Hooper joue grossièrement sur les lumières, rouge à l'extérieur et vert à l'intérieur, un froid-chaud qui n'est pas sans rappeler l'incapacité de Judd à surmonter son mal-être et qu'au final, c'est ce crocodile en lui-même, avec sa gueule puissante et sa cuirasse, qui le fait exposer aux autres mais qui l'extériorise aussi. Un autre aspect me fait penser que le crocodile est une partie de la personnalité de Judd, c'est que ce crocodile n'est jamais rassasié, il est complètement prévisible et frontal, comme une implacable machine à broyer et à engloutir les eaux. Il est tapi sous la surface, un peu comme une imagerie de l'inconscient (1). Thoret ajoute que le film rejoue une sorte de Norman Bates dans Psychose et propose un psy-show teinté de grand-guignol.


L'ambiance du film se situe donc chez les rednecks du Bayou, une bande de crétins cowboyards, avides de passes, prédateurs de filles faciles. Tous les protagonistes, excepté peut-être les soeurs Wood, sont absolument exécrables à différents niveaux, exécrables pour leur inhumanité au milieu de nulle part. Ce lieu, très renfermé, brumeux, alcoolisé et boisé (très loin de l'univers cagneux, extérieur, excité et lumineux de Massacre à la tronçonneuse) est peuplé de fous, de pervers, de prédateurs, de maniaques roulant des mécaniques. des gens dégénérés sans boulot, complètement perdus et endogames (la consanguinité marque quand même une continuité chez Hooper mais ici rien ne prouve cette qualification même si hein bon, faudrait pas être dupe). Mais à la différence de Buck (Robert Englund), un personnage détesté par Judd sans qu'il n'y puisse rien, Judd a beau s'attaquer à plus faible que lui, il beau motiver une attirance sexuelle comme les autres, mais sa position d'affaibli dans un bourbier de dominants fait qu'à mon sens, Judd a davantage le désir de dominer que de satisfaire une envie pressante. D'ailleurs, il ne commet jamais un acte de viol et ne tue personne de ses propres mains. Non, sa sombre intention, c'est justement de se faire respecter, de faire respecter sa loi mais aussi de nourrir ce fameux crocodile avec lequel il est contraint de cohabiter (d'ailleurs ce crocodile est sa plaie mais il l'aime bien, il le dédouane de tous ses maux alors que... il lui a bouffé manifestement la jambe).


Normalement un mauvais film, surtout un film d'horreur, on n'en dit rien. On l'enterre et on passe au suivant. On ne fait pas de longs commentaires pour exprimer la pertinence de l'oeuvre. "Le crocodile de la mort" échappe très logiquement aux affres débilitantes du sensationnel pour livrer, au contraire, un film de studio plaisant à regarder, intéressant à étudier et malin dans son déroulement et son concept, même s'il est vraiment très peu fluide et assez prévisible. D'ailleurs, le fait qu'il soit prévisible ne gâche en rien le plaisir puisque le personnage principal est un personnage qui ne sait pas vraiment ce qu'il fait. Par contre, Hooper semble très bien savoir ce qu'il fait car rien, vraiment rien, n'est à jeter ; chaque scène est utile à la progression du film, et je pense que, s'il est aussi peu fluide, ce n'est pas par faute d'écriture, mais bien parce l'écriture dit quelque chose à chaque plan. Chaque personnage présente un ou plusieurs intérêts pour arriver jusqu'à cet hôtel - ce qui, dans Massacre à la tronçonneuse, restait confiné au hasard. On ne lambine jamais dans ce scénario. Tout ça pour arriver à un enchaînement inextricable de plans-situations successifs à 15 minutes de la fin. Franchement, quel genre de film peut se targuer d'un tel compliment, de ce compliment du "rien à jeter, tout à garder, zéro déchet" ?
Sur la question de la réalisation, Hooper - contrairement face à son alter ego des "Dents de la Mer" - choisit de ne pas tout montrer. (1) "Jamais il ne fait de plans aquatiques", selon J-B Thoret, ce qui exprime le fait que le film avait pour but de marcher sur les traces qui ont marché pour le prédécesseur mais que Hooper délivre un film à part entière, un film qui ne se contente pas que de reprendre les recettes qui fonctionnent mais d'en créer de nouvelles et de plus singulières.
A noter pour finir, le joli travail sonore, entre musique country ou mariachi décalée, montage bruitiste, mêlant grognements, ambiance du Bayou et son angoissant, c'est assez remarquable pour être noté.


Le film est vraiment à conseiller, en contrepoint, pour les cinéphiles qui ont bien apprécié Massacre à la tronçonneuse. Pour les autres, l'aspect série B bien menée, à la fois revisite des années 50 et à la fois expérimentatrice de son domaine, peut satisfaire un visionnage entre amis de bon goût. Interdisez-vous de le regarder en VF, elle est un peu trop approximative à mon goût.

Andy-Capet
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le 24 août 2016

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Andy Capet

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