CRITIQUE SPOILER, parallèle avec The Duellists


Il s'est passé quelque chose de particulier dans ma réception de ce film. Alors que les salles de cinéma se font rares pour moi (c'est pas l'envie qui manque), voilà qu'à une des rares et attendues séances, le film ne démarre pas, la faute à un problème technique. On est remboursés, une place offerte.
Je ne sais pourquoi ni où j'avais lu que Ridley Scott revenait quelque part à son premier film The Duellists en réalisant Le Dernier Duel. Alors en substitut, j'ai regardé The Duellists, de 1977, son premier long-métrage, que je ne m'étais jamais motivé à regarder.


Ce qui est frappant dans The Duellists, c'est le goût du réalisateur pour nos campagnes françaises. R.Scott, touriste dans nos châteaux célèbres et se promenant dans les champs et forêt alentour, semble s'être dit qu'il y tournerait bien un film. Mais quel sujet s'y prêterait ? Un autre truc bien français : le coq. Ainsi, en 1977, dans un film sur la durée, R.Scott nous raconte en toile de fond la France sous Napoléon, ses guerres, ses calmes, ses coups très durs (et très froid) mais le sujet ce sont ces deux bonshommesqui ne parviennent pas à passer outre un litige de virilité frustrée. L'un veut se faire l'autre, l'autre essaie d'éviter mais, acculé et orgueilleux, n'échappe pas à ces duels successifs. Ce n'est pas une histoire magnifique de rivalité avec tout ce qu'elle implique de respect réciproque ; mais bien un combat de coq dont l'aspect pitoyable est troublé par les apparats du film historique. Superbe notamment pour la brume matinale.


Le Dernier Duel en est-il un remake ? Non. Mais à voir ces deux films d'affilé (la salle a été réparée, j'ai pu voir le film en de très bonnes conditions), il y a un lien. Celui d'un sujet, la virilité ou, de nos jours en termes plus efficacement explicits, la masculinité toxique ; et c'est dans nos campagnes et nos châteaux.
Le Dernier Duel, c'est une rivalité respectueuse, mais à la lumière des états d'esprit en mutation dans nos sociétés, c'est The Duellists libéré. Libéré des courbettes et des circonvolutions de mise en scène qui ne permettaient à R.Scott de faire de sa critique de la masculinité qu'une idée flottant au-dessus de sa reconstitution d'une tradition perdue. Le sujet devient ici enfin central, le curseur poussé au maximum par la question de la violence physique (sur les corps des femmes par le sexe, sur les hommes par le sang dans la guerre). Profitant au mieux de ce que le film historique permet (mettre en scène l'esprit d'une époque par décors costumes et personnages, laisser le spectateur faire le bilan de nos évolutions de mœurs), R.Scott recule de 500 ans par rapport à son premier film et nous place dans un Moyen-âge fait de conflits récurents avec les anglois dont notre époque peine à comprendre l'utilité. L'acharnement à guerroyer, à envoyer guerroyer de pauvres bougres sur ordre d'autres bougres à l'ego fragile et à la féminité non assumée, qui usent leur temps à posséder et ordonner à des corps pure chair en se gaussant, c'est le contexte historique idéal pour déployer des personnages eux aussi empêtrés dans un acharnement à posséder, détruire et déchiqueter des chairs.


Dans The Duellists, il y a un gentil qui se fait un peu harceler par un méchant. À un moment donné, ils se sauvent la vie dans la Russie carnage de Napoléon. Comme si seule une nécessité de survie pouvait amener les deux à collaborer, offrant un morceau de buddy-movie à cet affrontement sur 15 ans. Dans Le Dernier Duel, un sauvetage de vie dans une bataille ne pèse pas tripette par rapport aux enjeux de propriété et donc de pouvoir. Ce n'est plus "dommage, ils auraient pu être ami". D'avance il est évident que l'un est supérieur socialement à l'autre et que ça restera comme ça. Ridley Scott ne s'illusionne plus du tout sur ce qui régit les ambitions (masculines)... (dans notre histoire).


Bien sûr, l'idéal pour rendre cela lisible, c'est le Moyen-Âge. Le Moyen-Âge c'est pas féministe. Mêmes nos réacs actuels le savent. Les femmes sont propriété.


Au cas où les images ne se suffiraient pas, l'arrangement d'un mariage pour raison purement pécuniaires vient rappeler en appuyant sur tous les boutons la non appartenance des femmes à elles-mêmes. Aidant par là à reconnaître le côté toxique de cette masculinité qui fait loi et actes : quand les hommes ne sont pas là, ça se passe plutôt bien.
Notre dépossédée centrale vit donc, pendant les longues périodes de guerre, des plages entières de bonheur. Mais, l'aurez-vous remarqué ? Il y a des hommes pendant ces plages de bonheur. En effet, le bas peuple, la plèbe, qui travaille la terre et entretient ses chevaux, est pleine d'empathie pour ses bêtes. (Un parallèle entre le traitement des juments et des femmes y est aussi grossier que redoutable.) Car la masculinité toxique, dans Le Dernier Duel (et dans la longue littérature sur le sujet), n'est pas l'apanage des hommes, mais bien celle du pouvoir. L'homme de pouvoir et même de tout petit pouvoir cherche à l'asseoir en permanence même à travers le choix de qui féconde une jument. La femme au pouvoir (en l'absence des hommes, un pouvoir par intérim pas vraiment légitime), elle dialogue avec ses inférieurs, fait confiance aux éleveurs, n'assoit rien, en tout cas jamais par la violence. La femme et le paysan s'accordent à désobéir, pour le bien commun (avoir des récoltes pour faire manger tout le monde est plus important que de garder une jument fraîche et à l'écart, c'est pragmatique, ça reconnaît le côté totalement arbitraire des choix de ces pouvoirs, niveau cinéma c'est simple et basique).


Là où nos mythes et fantasmes sur le Moyen-Âge aiment à nous raconter le courage de preux chevaliers, R.Scott déconstruit alors ce courage pour le critiquer avec violence par un procédé simple : la multiplication des points de vue. C'est Rashomôn, de Kurosawa, oui. La même histoire sous plusieurs subjectivités, ça ne date pas non plus de 1950 mais Kurosawa est clairement revendiqué (trois parties distinctes séparées en chapitres, point de vue unique à chaque partie).


Ainsi, notre personnage principal guerrier pas mauvais bougre, défenseur de sa femme, respectant au mieux l'ordre établi et les codes des dominants dans l'espoir d'augmenter son statut social (le petit bourgeois) va se rebeller contre le pouvoir, l'accuser même, pour défendre sa propriété (sa terre et sa femme). Courageux bonhomme dont la classe inférieure se lit sur le visage : chair à pâtir.
Il passe le relais à celui à qui tout réussit car il sait lire et connaît le latin et parle le langage des dominants. Celui-ci s'acoquine avec ces derniers, partage leurs chairs à prendre et à manger, se voit offir des propriétés du simple fait d'être sympathique. Le bourgeois. Mais ce bougre est empêché à réussir par un guerrier bête, impulsif, colérique et illétré (notre petit bourgeois), qui deviendra d'autant plus agressif et frustré à mesure que les règles de l'ascension sociale ne s'appliqueront pas à lui et que même son titre de chevalier ne lui apportera pas le respect de l'entre soi de la cour.
Le gentilhomme obtient ce qu'il veut, par sa finesse d'esprit bien sûr, et se retrouve lui aussi en colère face à la frustration de ne pas posséder l'entière propriété du petit bourgeois pathétique : il lui manque la femme.
Alors, tiraillé dans son être masculin, frustré dans son slip et vexé dans son petit cœur, Jacques LeGris se retrouve contraint à user de la force pour obtenir le consentement de son objet de désir et guérir son cœur si sensible. Ce n'est pas pour rien le choix d'Adam Driver, ses longs cheveux romantique, sa capacité à parler de livres, à produire de la critique, à manipuler les chiffres et à être beau gosse. Il est l'archétype du romantique, au grand cœur. Chez R.Scott, cet archétype est face à son absence d'empathie. Ses grands sentiments apparaissent (enfin) comme égoïstes et égostistes, son grand cœur ne pouvant se serrer que par l'inaccessibilité d'une femme. Et lui, dans sa grande volonté qui lui amène la réussite, est incapable d'admettre un échec, d'accepter qu'on n'accède à sa demande, au point de prendre les cris de la femme violée pour des gémissements (avec une pointe de culpabilité peut-être mais refoulée au plus profond).


Vient alors la femme. Le film dévoile alors sa puissance, notamment par la violence, qui est étouffante de tous les côtés pour elle. Le romantique et le guerrier sont une oppression pour elle. La violence physique est permanente chez son mari ; s'il n'y a point de plaisir au lit c'est sa culpabilité car alors elle n'enfantera pas, ce qui est son devoir conjugal à elle ; mais c'est mais inavouable (c'est le seul moment où elle ment au procès). Elle est assaillie de contraintes. Tout cela est évident, et la femme étant raccord avec son époque, elle n'est pas féministe, elle ne revendique rien et ne pourra donc pas énerver les réacs de nos jours heureux. Elle s'efforce elle aussi au mieux d'avoir la paix et accepte sa place de femme, accepte sans la remettre en cause la violence de son mari.


« Autrefois, c'était la merde », bon d'accord. Facile de ne pas voir de critique de notre époque là-dedans et de crier que les choses ont changé, qu'il n'y a de nos jours pas de raison de se plaindre. Mais la raison d'être de ce film, me semble-t-il, c'est ce procès, qui ne peut laisser de marbre quiconque s'intéresse à nos justices occidentales actuelles. Car cette époque barbare au codes oubliés depuis longtemps, au bout de deux heures d'exotisme temporel, vient poser sur le viol les mêmes questions que nous à la victime ; en faisant preuve de la même défiance , des mêmes a priori.


Voilà la force de R.Scott : nous immerger dans un monde et des codes qui ne sont pas les nôtres, nous happer par l'imaginaire auquel est relié désormais le Moyen-Âge, sa violence (les courtes scènes de guerre sont d'une brutalité assomante en seulement quelques secondes), avec ses apparats permanents, avec l'aide aussi de la beauté de nos châteaux et campagnes, pour ensuite tout bousculer à travers un tribunal en cohérence avec cet imaginaire mais au propos d'une violente actualité. Il provoque une dissonance cognitive chez nous. Ou plutôt : il invoque notre dissonance collective en matière de viol, de justice, de rapports entre pouvoirs et corps féminins.


Ce faisant, les plus aguerris aux questions féministes ne seront pas en reste. Car si le film est très clair sur le combat d'une femme entourée de masculinité toxique, peine doublée par la violence de ce procès où elle est mise en accusation, le film montre ce qui n'est pas encore d'actualité dans la justice de notre société moyen-âgeuse.
Ainsi, le viol conjugal est présent, montré, subit, mais jamais conscientisé par aucun personnage. Ainsi, le devoir de reproduction (par la femme) n'est aucunement remis en cause. Ainsi, le droit que les hommes s'octroient sur le corps des femmes n'est pas remis en cause même par la concernée, qui défend jusqu'au bout un mari incompétent en affaire, détruit par la guerre et l'injustice du système féodal, absent, et malgré tout possesseur du corps de sa femme, sur demande.


Donc.
R.Scott est ressucité de la catastrophe d'Alien Covenant et Prometheus par le grand intérêt qu'il porte à notre réalité. Bon réalisateur historique, on savait. Jolis combats, on savait. Mais ici, son cinéma est traversé par nos violents débats de société. Il prend parti, ce qui est un grand risque dans un blockbuster, même de la part d'un colosse comme lui.
Et ça réhausse son cinéma. D'abord, il montre ici sa capacité à filmer le détail. La scène du bisou où nos trois points de vue sont rassemblés et qui est donc montrée trois fois est un bijou de précision. La femme se retrouve un coup indifférentes aux lèvres d'Adam Driver, un deuxième coup elle tombe soudainement sous le charme par un baiser qui dissimule sa fouge spontanée (fantasme du romantique), un troisième coup elle est elle-même, et donc sous la pression d'un mari jaloux elle doit doser avec précision la longueur et la profondeur du baiser pour ne pas énerver l'un et ne pas chauffer l'autre.
La scène du viol est également un travail d'orfèvre tant l'intensité, la longueur et la hauteur de chaque gémissement pèsent sur la notion de consentement. Là, c'est du Kurosawa.


Enfin, emplie de tels enjeux, la scène finale du duel n'est plus une simple scène de duel. Elle n'est pas un superbe duel par l'expérimenté Sir Ridley Scott. Elle est alourdie, chargée de sens pour l'époque des personnages comme pour la nôtre et R.Scott se permet même d'ajouter à ses enjeux un jugement divin.
Non pas parce que le divin sera seul juge de ce procès comme le veut la tradition du duel dans ce cas, mais parce qu'après tant de violence ravalée, c'est la violence qui est seule envisagée comme solution. Alors le divin est tout ce qui reste à cette femme et à nous spectateur comme espoir de justice.


Pour tout ça, pour cette connaissance des langages du cinéma, pour cette acuité dans le traitement de la violence et ses réceptions multiples, et pour l'assommoir qu'il assène à de nombreux spectatrices mais surtout je l'espère aux spectateurs, Le Dernier Duel est un chef-d'œuvre à sa sortie. Sir Ridley Scott est un vieux monsieur. Visiblement, à 83 ans, homme, blanc et noble, il est possible d'écouter, de comprendre et de défendre les combats du jour.
On espère pour lui que ce film restera. On espère pour nous que son message passera vite pour désuet car bien acquis. Souhaitons donc à ce film de vieillir plus mal que son réalisateur.

Pequignon
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le 20 oct. 2021

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