Fresque sur le Japon d’après-guerre, Le Détroit de la faim est un film audacieux qui se situe par son style et sa mise en scène à l’intersection du cinéma classique et de la nouvelle vague japonaise. Un cinéma du renouveau qui permet à Tomu Uchida, en adaptant le souffle romanesque de l’écrivain japonais Tsutomu Minakami, de diffuser un propos politique à travers les codes de genres populaires comme le film noir.


L’histoire débute en 1947, dans un Japon d’après-guerre ruiné et affamé. En guise de protagoniste, et de pierre angulaire du récit, un malfrat hagard, qui semble subir les évènements, et à l’alignement moral incertain : opportuniste presque par accident, généreux et solidaire, et rongé par la peur d’un châtiment dont on ne sait trop s’il serait divin ou immanent. Autour de lui gravitent une prostituée cherchant à échapper à sa condition, et le policier chargé d’enquêter sur le crime.


Si le film est découpé en trois actes, la volonté de naviguer entre les genres est clairement affichée. Ainsi le polar social à la Kurosawa et le mélodrame mizoguchien s’y rencontreront fréquemment et sans être un brûlot politique à la Oshima, le propos s’y développe par esquisses, au gré des arrières plans qui dévoilent les tensions politiques et le délitement social de l’époque. Certaines scènes semblent presque échappées d’un film fantastique et d’autres d’un pinku eiga. Pour autant, il n’est pas un pur exercice formel, une sorte d’archétype du film somme, tant cette hybridation de genres reste cohérente d’un bout à l’autre, donnant toute sa texture et son rythme à un film dont les trois heures passent à toute allure.


Uchida concurrence les Américains sur le terrain du polar contemporain, tout en prolongeant les essais de Kurosawa (Les Salauds dorment en paix, Entre le ciel et l'enfer) pour nous proposer un film noir à la japonaise, vif, dense et captivant, qui utilise à merveille les codes du genre (atmosphère sombre, personnages pris dans la tourmente...), afin de traiter en filigrane une décennie d'histoire japonaise : cela commence par ces traditions d'un autre temps qui perdurent et qui obligent une fille à se vendre pour payer les dettes de son père, puis on assiste au drame de ces filles dans les maisons closes, s'inquiétant pour leur avenir lorsque celles-ci fermeront. On comprend aussi la faim qui gagne la population avec ces revendications populaires ou les déambulations d'Inukai pour trouver de la nourriture, la misère qui s'installe à travers le pays, le développement du marché noir et l'émergence d'un système mafieux. À lire entre les lignes, le film d'Uchida est un cinglant portrait d'un japon qui chancelle comme ce ferry pris par la tempête au début de l'histoire.


Dans un style moins frontal que dans l’excellent Le Mont Fuji et la lance ensanglantée (1955), Uchida dessine une nouvelle fois la brutalité des rapports de classe et dote son film d’une véritable dimension politique : dans sa manière de décrire des trajectoires qui repousseront inexorablement les personnages aux extrémités de l’échelle sociale ; dans son aptitude à poétiser son point de vue militant, comme lors de ces scènes soumises à des effets de solarisation qui nous dévoilent la réalité médiévale d’un pays qui se veut pourtant à la pointe de la modernité. Le détroit de la faim, un grand film assurément.


Procol-Harum
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le 22 févr. 2023

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