Comment faire un film aujourd'hui sur l'Holocauste en évitant les redites, les maladresses ? Comment parler des camps de concentration en échappant aux comparaisons presque inévitables avec les grands manifestes de Resnais ou encore Lanzmann ? Et surtout, comment soumettre aux spectateurs actuels un propos neuf sur ce thème qui a, depuis la seconde moitié du XXème siècle, hanté tous les domaines artistiques sans exception ? Cette année, au Festival de Cannes, la présentation en compétition de Saul Fia ("Le Fils de Saul"), le premier film du réalisateur hongrois Laszlo Nemes, a été l'occasion de soulever à nouveaux de tels questionnements. Premiers pas à Cannes donc et premiers pas en matière de long-métrage, pour ce (relativement) jeune réalisateur qui, à 38 ans, possède malgré tout un bagage artistique plus que conséquent. Admirateur de Tarkovski, Bergman, Kubrick et Malick, Laszlo Nemes est auteur de quelques courts métrages et fut assistant de l'immense Béla Tarr sur L'homme de Londres. Affirmer que ce projet était prometteur serait donc un euphémisme. Pour autant, était-il vraiment judicieux de la part de Thierry Frémaux de présenter ce film comme le film subversif du Festival, sujet à controverse ? Pas si sûr. 

Le Fils de Saul est certes ce qu'on pourrait appeler un "film choc" par la radicalité avec laquelle il traite un sujet plus que délicat, mais pourtant il a littéralement tout emporté sur son passage à l'issue de sa projection, conquérant l'immense majorité des critiques et du public. Comment expliquer un tel consensus ?


Pourtant, le "pitch" du film a de quoi rebuter. Saul, prisonnier juif hongrois à Auschwitz, fait partie du Sonderkommando de l'un des fours crématoires, groupe d'ouvriers forcés à participer à l'extermination de centaines de victimes tout en attendant leur propre mort. Il croit reconnaître en un enfant mort son fils, et va alors tenter l'impossible pour l'enterrer décemment.


Insoutenable, le film l'est sans aucun doute. Pourtant, ce n'est pas en mettant le spectateur face à l'indescriptible, dans une position de voyeur, que Le Fils de Saul provoque l'horreur. Au contraire, l'intelligence extrême de cette œuvre consiste dans le fait qu'elle suggère bien plus qu'elle ne montre, et ce dès la première seconde du film. Des pleurs, des cris indistincts, un vacarme assourdissant, des prisonniers que l'on presse, et une caméra qui filme de très près, une caméra à l'épaule qui immerge aussitôt le spectateur dans la diégèse. Mais l'on comprend vite que c'est cet homme que nous allons suivre, marquant alors une première originalité dans la manière de traiter ce thème. En effet, Laszlo Nemes ne filme pas les détenus d'Auschwitz en tant que masse-victime que le spectateur prendrait inévitablement en pitié, comme souvent dans les représentations visuelles des camps qui nous sont proposées. Cela passe évidemment par le filmage et le parti-pris esthétique du réalisateur, assez inédit: la caméra est placée juste derrière le personnage de Saul, très près de lui, en gros plan (il ne s'agit donc pas d'une caméra subjective), si bien que le spectateur le suit absolument partout dans ses déplacements, avec l'impression de regarder par-dessus son épaule. Cette focalisation beaucoup plus restreinte favorise le détail, et renforce l'ignominie: on nettoie les cendres avec le personnage, on voit passer furtivement des corps calcinés qui ne sont jamais pleinement exposés à la caméra, on participe aux magouilles secrètes que les détenus opèrent pour tenter de résister autant que possible face à la machine indomptable. La photographie, superbe, s'accompagne d'un jeu sur le flou, qui revêt une importance capitale dans le film et qui confirme le refus, de la part de Nemes, de trop en montrer. Sa virtuosité, son habileté sont évidentes: sans jamais céder à une complaisance qui aurait constitué le pire des défauts, le réalisateur propose un film extrêmement étouffant, qui ne laisse pas la moindre seconde de répit, qui laisse le spectateur à bout de souffle sans céder à la facilité du spectacle. Laszlo Nemes fait preuve d'une sincérité aussi artistique que morale qui semble justement être absolument indispensable au traitement d'un tel sujet.


De morale il est question également pour le personnage de Saul, lorsqu'il aperçoit un enfant mort qu'il pense être son fils. De confession juive, il souhaite à tout prix sauver le corps de l'incinération et trouver un rabbin avant d'enterrer dignement l'enfant. Sa quête devient alors automatiquement la nôtre, et marque le désir chez Laszlo Nemes d'individualiser les victimes des camps qui, avec un destin propre, ont probablement toutes cherché à s'accrocher à un dernier espoir, à un dernier souffle de dignité ou de salut.


Mais cela ne rend que plus monstrueuse encore la réalité des camps. Car Le Fils de Saul est clairement un film désespéré qui, par le particulier, fait rejaillir toute l'absurdité de cette tragédie, la déshumanisation totale de cet enfer au sein duquel il est devenu insensé de lutter. Ce garçon est-il au moins le fils de Saul ? Saul a-t-il au moins un fils ? Ces questions, que le film nous amène à nous poser, rendent plus poignant encore, plus déchirant le combat de cet homme, aussi beau qu'inexplicable.


Le fils de Saul est donc un vrai grand film de cinéma. Viscéral, éblouissant. On ne peut que rester admiratifs face à un travail d'une telle ampleur, dont la perfection esthétique n'a d'égale que l'intelligence d'un propos jamais moralisateur. Un tel souffle confirme le talent déconcertant d'un artiste qui a déjà atteint avec ce premier long-métrage une maîtrise et une maturité qui le placent bien au-dessus de la plupart des films en compétition...avec à la clé un Grand Prix que l'on aurait volontiers changé en palme d'or.

HugoLRD
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le 14 juin 2015

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HugoLRD

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