Ce film qui mérite largement son Grand Prix à Cannes, m'a bouleversée et me marquera longtemps, je pense.


On est avec Saul, membre des Sonderkommandos dans le camp d'extermination d'Auschwitz -Birkenau.
Les Sonderkommandos, ce sont ceux qui font le pire du pire des sales boulots. Ce groupe de prisonniers juifs exécute les ordres des nazis dans leur plan funeste d’exécution de masse.
Ils récupèrent les gens à la sortie des trains, les amènent aux douches, ramassent leurs vêtements et leurs valises, tandis qu’ils se font gazer. Ils récupèrent ensuite leurs cadavres et les jettent au crématorium.
Puis ils grattent le sol des salles de douches pour le nettoyer, afin d'accueillir la fournée suivante.
Ils évacuent enfin la cendre et la jettent dans les lacs et rivières, pour dissimuler toute trace du carnage.
Les Sonderkommandos sont condamnés à la mort, car régulièrement, les nazis les remplacent par d'autres travailleurs, envoyant les premiers au sort des flammes.


Dès la première séquence, on est avec Saul. On le suit à la trace, on ne le lâche jamais. On voit ce qu'il voit, on écoute ce qu'il entend. On plonge quand il plonge. On gratte quand il gratte. On tire quand il tire. On observe quand il observe.
Même si on y était préparé, c'est un choc violent d'être là, au cœur de l'enfer concentrationnaire.
Ce sont cette mise en scène, cette façon de filmer, autant que le sujet lui même, qui sont extraordinaires, terriblement puissantes.


On voit le visage de Saul de très près quand il se tourne et se retourne et de fait, il se retourne souvent, surveillant tout, à l’affût du moindre événement, du moindre mouvement, du moindre ordre qui doit être exécuté sur le champ, sous peine de mort.
On observe avec stupeur au début, ses yeux hébétés, très enfoncés dans les orbites, mais vifs malgré son épuisement, car ses réflexes sont le gage de sa survie.
On devine vite son entêtement, sa folie, son intelligence aussi doublée de cette hyper vigilance, mais aussi sa terreur derrière et sa souffrance indubitable.


C'est atroce, c'est abominable. On côtoie l'ignominie au plus près.
On se demande comment ils ont tenu ? Condamnés d'une manière ou d'une autre, en sursis dans l'enfer, ces hommes avaient-ils le choix ?


Telles des mouches collées au fond d'un verre d'eau, ils ont essayé de lutter, de s'en sortir, au prix de tellement de souffrance et de pertes humaines (ils semblerait qu'aucun n'en ait réchappé).
Ils ont essayé de témoigner par des photos de l’horreur qu'ils voyaient, à laquelle ils participaient malgré eux, mais comment les envoyer au monde extérieur ?
Certains membres de ces kommandos spéciaux ont enterré leur journaux intimes et des photos, retrouvés plus tard dans le camp. Ces traces ont d'ailleurs fourni le matériel utile au scénario et à la mise en scène de ce film.


Que cherche Saul ? A rejoindre le monde des morts plutôt que celui des vivants ?
Les deux mondes s’interpénètrent tellement, la frontière entre les deux est devenue si ténue, que finalement, ce n'est sans doute pas si grave que cela dans l'esprit de Saul. Il a une obsession qui occupe tout son temps et son esprit et qui a aussi pour avantage de lui faire "oublier" temporairement le reste, ou du moins atténuer ce qu'il voit.
C'est absurde, c'est irréalisable, mais désormais, il a un but qui va mobiliser toute son attention et son énergie.
Son ami, qui l'a connu du temps d'avant, ne comprend pas. Cela ne correspond à aucune réalité.
Il le lui dit plusieurs fois, mais Saul ne peut échapper à ça, comme si c'était un réflexe dérisoire de survie, dans un monde où le moindre faux pas peut te conduire à la mort en trois secondes.
Saul prend alors tous les risques, cumule les faux pas mais il ne tombe pas. Chance des condamnés ou des fous ?


Curieusement, dans ce monde d'une brutalité extrême, on trouve une certaine forme de solidarité entre les individus. Je parle de certains membres des Sondekommandos uniquement.
Le projet de Saul est entendu par ses compagnons de misère. on projet parait absurde à notre regard, mais pour ces hommes qui vivent l'arbitraire à chaque instant, finalement qu'est-ce-qui est plus absurde : envoyer à la mort ces personnes qui n'ont rien fait ou honorer ses morts ?


Tout compte fait, n'est-ce pas redevenir un homme que rendre un peu de dignité à ses morts ? Quant on sait que dans l’histoire de l'humanité, le fait d'enterrer ses morts, de leur faire une sépulture a été une étape essentielle dans la construction de l'identité humaine, on remet mieux en perspective combien c’était important pour Saul, peut-importe que ça ne soit pas son fils, de donner au moins à un individu les égards de Dieu, avant d'être enterré dignement (au lieu de finir au bûcher comme tous les autres).
Finalement, peu importe le reste pour Saul. De toutes façons, il sait pertinemment que tout le reste est condamné, y compris lui-même, alors autant sauver ce qu'il peut, ce qu'il croit être sacré : un enfant.
Je ne peux m’empêcher de penser alors au titre de l'ouvrage de Primo Lévi, témoignage inégalé de l'univers concentrationnaire et réflexion sur la nature humaine : Si c'est un homme.


On autorise donc Saul à mener à bien son projet, on l'aide même un peu, du moment qu'il rende service en retour.
Saul se retrouve ainsi propulsé, malgré lui, dans les projets de lutte et de libération de ces camarades. Il y tiendra même certains rôles essentiels, étant donné sa force physique et surtout l'entêtement dans ses projets qui annule toute sa peur, entêtement farouche que ses camarades ont bien remarqué et dont ils vont se servir.


Une douce folie pour ne pas basculer dans la pire folie des hommes ?


La façon de filmer de Laszlo Nemes , avec la caméra à l"épaule, au plus près du personnage, m'a fait immédiatement penser à celle des frères Dardenne, en particulier dans Rosetta..
Cette façon de se situer juste derrière le héros donne au spectateur l'impression qu'il est constamment collé au personnage, presque qu'il vit en lui.
Le décor, l'environnement se découvre sur les cotés, et on doit réinterpréter tout au travers de qui reste de ce regard qu'on a devant nous. C'est très particulier je trouve, et les premières minutes sont déstabilisantes autant que fascinantes car peu habituelles.


Comme Rosetta, Saul est un soldat qui, pour ne pas ressentir la misère et l'effroi, marche et execute les choses tel un robot, se démène dans la boue, exécute son projet de façon quasi automatique.
Evidemment, l'environnement, les circonstances ne sont absolument pas les mêmes, mais la façon de se mouvoir et nous d'être collés derrière sont, je trouve, très proches.


La bande son est quant à elle, proprement extraordinaire, dans le sens "hors du commun".
Elle participe grandement, en supplément des images, à nous plonger dans cet univers de terreur, où toutes les langues se parlent, mais où la voix des plus forts hurle et couvre toutes les autres.


Un monde où les ordres sont hurlés, où les coups pleuvent à chaque instant, où les balles sifflent, où les pauvres gens terrorisés, conscients de ce qui valeur arriver, hurlent leur détresse, où les corps sont traînés lourdement sur le sol, où le sang et la sueur se mélangent dans des soupirs d’épuisement, où les crématorium crépitent du feu de la mort et où pour parler à son voisin ou son ami, il faut choisir les rares moments de silence, la proximité et chuchoter au maximum, au risque de se faire prendre et d'être exécuté sur le champ.

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le 3 déc. 2017

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