Dédié à ceux qui ont souffert, à ceux qui sont tombés, et à ceux qui survivent encore.

"Le Fossé" est une oeuvre éblouissante et traumatisante. Le défi de Wang Bing était pourtant considérable : Filmer avec justesse l'horreur absolue des camps politiques en dictature, et en faire un film le plus fidèle et le plus respectueux qui soit de la réalité à partir de temoignages de survivants. Il faut dire que Wang Bing est le cinéaste idéal pour cela, ayant toujours eu à coeur de rendre hommage aux oubliés, aux miséreux, avec réalisme, dénuement et pudeur, et c'est ce qu'il va réussir à faire avec virtuose en rendant hommage aux victimes chinoises de massacres.


J'ai toujours été agacé par le devoir de mémoire, et de deuil, vis à vis des massacres, des génocides, des attentats, pas parce que je ne compatis pas avec le sort des victimes, bien au contraire, mais parce que la retranscription de l'histoire est souvent utilisée à des fins politiques malhonnêtes de guerre entre les civilisations. Ainsi, une sorte de hiérarchie malsaine des massacres et des victimes s'effectuent implicitement, notamment par le biais de l'éducation. Le régime dictatorial meurtrier dont nous avons entendu le plus parlé est de loin le régime nazi, les camps, la Shoah et le personnage d'Hitler, associé aujourd'hui aux dérives de l'extrême droite, mais également Staline en URSS, et les goulags, associé aux dérives de l'extrême gauche. Pourtant, Mao Zedong fut de très loin le dictateur plus meurtrier et dévastateur de l'histoire, ayant causé 80 millions de morts, dans une certaine indifférence occidentale.


"Le Fossé" se déroule donc en 1960, dans cette Chine communiste de Mao, époque où ceux qui sont perçus comme des opposants politiques par le gouvernement sont envoyés dans des camps de "réeducation". À priori, il s'agit de camps de travail, mais le mot "réeducation" cache une réalité bien plus atroce. En réalité, il s'agit bel et bien de camps de la Mort, où n'importe qui peut être envoyé pour n'importe quel prétexte, pour un mot de travers, un comportement, un trait de personnalité, n'importe quoi déplaisant au gouvernement... La politique devient prétexte à exterminer l'humanité, un vecteur pour des êtres pervers d'asservir les autres, de venger, et surtout d'exterminer l'humanité.


Le film s'intéresse à un de ces camps en plein coeur du désert de Gobi, où les détenus ont pour seuls barreaux l'horizon et l'immensité, et quelques chefs pour les (en)cadrer. Mais comme son titre l'indique, malgré le désert sublime dans lequel il se trouve, les détenus vivent en huis clos reclus dans des tranchées, tous entassés dans l'obscurité. Une froideur totale et une inhumanité se dégage. Un simulacre absurde de travail est organisé, les détenus sont censés défricher le désert... Puis rapidement, leur sort est scellé, les chefs leur annoncent qu'ils ne travailleront plus, mais qu'ils ne leur donneront plus de nourriture à cause des pénuries, ils devront subvenir à leurs besoins.


Et c'est là que l'on comprend que nous assisterons aux lents calvaires de ces hommes, indirectement torturés physiquement et mentalement, condamnés à mourir. C'est l'extrême de la condition humaine à laquelle nous assistons impuissant : la précarité la plus totale, la famine, la soif, l'oppression, les climats terribles, la météo capricieuse. Tout semble réel et non fictionnel, et tout est suggéré. Vivant à huis clos, les seules sorties de ces tranchées sont pour dégager les morts, les survivants deviennent fossoyeurs, affrontant alors les tempêtes de sable, pour enterrer d'autres détenus comme ils scellent leur propre destin. Cette alternance entre le fossé et le désert est saisissante. Le fossé devient le couloir de la mort. Le désert devient cimetière, le désert devient l'Enfer. Ces hommes sont trop faibles, et anéantis pour s'évader, trop faibles et anéantis pour se révolter, trop faibles même pour se suicider. On comprend que les rares élans de survie se portent vers le cannibalisme, certains sont réduits à manger n'importe quoi, y compris vomis et excréments... sans doute causés par des nourritures non comestibles du désert.


Enfin vient cette visite au camp... Une femme venant voir son mari détenu, c'est l'humanité qui débarque dans cette atmotsphère tragique et apocalyptique. Et évidemment, son mari est mort, et il est impossible de retrouver sa tombe, parmi tous les cadavres, peut-être a-t-il été dévoré par des détenus affamés... La souffrance atroce de cette femme nous est exposée. Ces cris d'angoisse et de désespoir résonnent dans la froideur du camp,de détenus vides et éteints. Cela semble faire un choc aux survivants malgré tout, mais également une nouvelle torture. Cependant c'est une lueur d'espoir que nous montre le cinéaste. Un détenu fait tout pour aider et soutenir cette femme, tout en sachant qu'il connaitra le même destin que son mari. Cette femme se révolte, s'accroche, se débat dans les tempêtes, et cette homme l'aide, compatit, malgré le destin tragique qui leur est imposé.


Une oeuvre lourde, insoutenable mais nécessaire, ancrée dans la réalité, et parfaitement réalisée. Lorsque le film se termine, c'est une émotion, un frisson et un vide qui se fait ressentir. Apparait alors à l'écran la phrase sublime que j'ai mis dans le titre, et qui résume tout l'esprit de cette oeuvre.


À tous ceux qui ont souffert, qui sont tombés, et qui survivent encore...

Créée

le 26 juil. 2017

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TheStalker

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