Le Garçon et le Héron
6.9
Le Garçon et le Héron

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (2023)

Je ne peux pas m’atteler à parler de ce film sans contextualiser un minimum ce qu’il cristallise. Le Garçon et le Héron soit imitachi wa dô ikiru ka ou Et vous, comment vivrez-vous ? en japonais est le douzième long-métrage d’animation du non moins japonais Hayao Miyazaki.

Entre Le Château de Cagliostro, son premier film sorti en 1979 et celui qui nous intéresse présentement, 44 ans se sont écoulés. Tout réalisateur majeur qu’il est, Hayao Miyazaki est désormais un vieil homme. Pourtant, et c’est ce qui me saute aux yeux au regard du visionnage de son dernier film, c’est un vieil homme qui a soif d’exploration.

Et si je ne peux pas juger de la même manière un réalisateur à la carrière aussi impressionnante que Miyazaki et le premier quidam venu, force est de constater que le film en a dérouté plus d’un, notamment parce que c’était ce réalisateur et pas un autre. En cela, ma position est singulière. Cet artiste, par ses films, m’accompagne depuis que je suis enfant. L’art de Miyazaki et par extension, du studio Ghibli qu’il représente manifestement, a participé à me former un certain rapport au monde. J’ai ri, pleuré, frissonné, salivé, j’ai été bouché bée devant ces films. Hayao Miyazaki est, dans mon esprit, un réalisateur que je connais, qui m’a transporté et qui, indiscutablement, a tissé quelque chose, par son cinéma.

Je suis donc obligé de prendre en compte tout ce que je connais du travail de celui que d’aucuns appellent le maître de l’animation japonaise. Partant de ce constat, qu’y a-t-il dans le Garçon et le Héron ? Le point de départ est très Miyazakien.

Dans les années 40, un jeune garçon, Mahito, perd sa mère dans un incendie. Son père, Shoichi s'amourache de Natsuko, la sœur de sa défunte femme. Ensemble et alors que Natsuko est enceinte, ils déménagent à la campagne avec Mahito. L’enfant y fait la rencontre d’un héron cendré qui affirme pouvoir lui faire rencontrer sa mère.

La première chose qui frappe dans Le garçon et le Héron est qu’il s’agit d’une sorte d'œuvre somme de tout ce qui a fait le cinéma de Miyazaki. Un héros enfant qui a subit un traumatisme dû à la perte d’un parent, la présence de la guerre et de l’industrialisation comme thème de fond, un monde fantastique qui apparaît comme une réalité parallèle, un bestiaire haut en couleur et en danger, des vieux, une gestion du silence et une B.O aux oignons, un parcours initiatique, bref, dans les motifs, c’est du Miyazaki.

Plus que les thématiques et les motifs, le plus important selon moi est d’aller voir ce qui se cache derrière ces apparences. Sinon, le jeu des 7 différences est bien stérile.

Et c’est justement ce que fait Miyazaki dans ce film, un jeu constant sur les apparences. Les pélicans sont tour à tour monstrueux puis pris en pitié, le roi des perruches est vu comme un leader militaire mais semble être un vieil ami du vieux démiurge, le héron est ennemi et ami de circonstances du jeune héros… on ne sait jamais vraiment sur quel pied danser. Tout est “à côté”.

Symboliquement, Natsuko, la nouvelle mère est “à côté” tout en étant très proche. Physiquement, elle ressemble à sa sœur et fait partie de la famille. Est-ce pour autant qu’elle sera facilement acceptée par Mahito ? Il n’en est rien, cette acceptation va devoir se faire progressivement. Un des enjeux du film serait donc le parcours de l’enfant qui accepte au fur et à mesure de son parcours initiatique, la fatalité de sa nouvelle vie. Oui, mais je n’y crois pas. La personnalité de Mahito est peu développée, son apparence est banale, je ne peux pas croire que l’intérêt du film se trouve là. Je cherche donc du sens. Ce sens, tout le monde le cherche, chaque spectateur se faisant sa propre tambouille. Le film est tellement opaque que je me plaît à y projeter moultes interprétations.

Et à ce sujet, le motif du double est évocateur. Puisque le monde du dessous est une sorte de double du monde des humains, des échos s’opèrent naturellement. Ainsi, les nombreux oiseaux ont tous des doubles qui changent de tailles et de formes sitôt la porte d’un autre monde franchie. On retrouve également, entre autres exemples, les doubles des humains. Les mamies du dessus sous la forme de figurines dans l’autre monde, la mère de Mahito et sa tante sont également présentes sous des formes plus ou moins éloignées de leur réelle apparence. Mahito, tel Alice qui bascule dans le pays des merveilles, se retrouve au sein d’un univers protéiforme aux repères troubles et pourtant familiers.

Si on peut extrapoler autour du fait que le passage d’un monde à un autre symbolise le fait que tout est pareil mais que rien ne sera jamais comme avant, c’est surtout valable pour Miyazaki lui-même. Né au début des années 40, il est aujourd’hui un vestige d’un temps révolu qui regarde son passé et son œuvre avec un nouvel œil. Le regard de celui qui se sait proche de la fin. Et le changement de monde est aussi celui, artistique, dans lequel il s’inscrit. L’animation au cinéma a changé, les standards, techniques, attentes du public… tout est différent mais il est la preuve, jusqu’ici vivante, que ce cinéma parvient à trouver sa place.

Parmi les figures nouvelles qui émergent dans l’esprit de ce vieil homme, son double dans le film apparaît comme véritablement central. Certes, il s’agit du parcours initiatique d’un enfant mais il s’agit surtout d’accepter la fin d’un cycle. Et c’est valable pour celui qui refuse de s’arrêter de créer. Ici plus que n’importe où dans sa filmographie, la mort renvoie à celle du créateur, Hayao Miyazaki. Cette figure de démiurge est centrale dans le film : il maintient l’équilibre de cet univers mais cherche un successeur. Ce sont exactement ces problématiques que l’on retrouve dans les nombreux articles qui évoquent le monde de l’animation japonaise sans “le maître”, celui qui peut remplir des salles par son seul nom, l’indépassable jalon du paysage culturel japonais. Il est question de lui chercher et de lui trouver un successeur, des créateurs capables de perpétuer l’héritage tout en développant une identité propre. Quelle tâche ! Miyazaki est l’objet d’une déification, exactement comme ce créateur : vieil ermite qui vit en haut de sa tour d’ivoire, coupé du monde qu’il maintient tant bien que mal en état.

Ce qui fascine dans Le Garçon et le Héron c’est de constater qu’un artiste à la carrière aussi riche, parvient toujours à expérimenter.

Le maître qui doit trouver son successeur est une figure sur laquelle le spectateur peut condenser et projeter nombre de substituts. L’équilibre que le créateur bâtit est précaire. Lui qui vit en haut, tout en haut d’un monde qu’il maintient debout, dieu incarné qui pourtant, répond à des contraintes. Une force encore plus grande, la pierre, régit son univers. Je note au passage qu’il construit à partir de pièces semblables à des jouets. Il se comporte comme un enfant qui joue en créant ses propres règles : libre à moi d’entrer dans son jeu. En cela, la figure de l’oiseau est analogue à celle du démiurge. Si le roi des perruches est son ami, il y a bien une raison. L’ombre de l’oiseau est omniprésente : le héron qui s’avère être mi-héron, mi-gnome, les pélicans ou encore les perruches. L’oiseau peut aller partout. Dans les airs, l’eau ou sur la terre, l’oiseau symbolise la liberté. Une liberté de créer, de donner vie comme de la reprendre. Le jeu, c’est la liberté.

Et quel jeu !

Il est juste de dire que le film parle de deuil, d’une société humaine industrialisée et d’un autre monde, double du monde réel du personnage. Mais comment tout cela s’organise-t-il ? Et bien justement. Le film donne l’impression de n’avoir pour seule finalité que de créer. Le jeu pour le jeu. La pureté. En ce moment, tout me semble clair. La démarche viserait à glorifier l’acte de création artistique en tant que tel car, au fond, c’est peut-être ça l’essence de l’animation.

C’est pour cela que le film apparaît aux yeux de certains de mes contemporains comme un pot-pourri du cinéma de Miyazaki. Je suis d’accord avec ces dires au détail près que, selon moi, cela doit être mis au crédit du film. Le Garçon et le Héron est incroyablement vivant.

S’il est vrai que le vivant s’incarne particulièrement dans le surnaturel, il serait réducteur de ne pas préciser qu’il irrigue toute l'œuvre. Tous les éléments sont incarnés. Le feu est destructeur et cause un traumatisme mais il est aussi salvateur par l’intervention de Himi, une jeune fille qui sauve les wara-wara d’une mort certaine par le feu. L’eau est un symbole de vie mais il est aussi celui du fleuve des morts. On pourrait continuer ainsi longtemps, vous avez saisi l’idée : l’ambivalence semble être une caractéristique essentielle de ce film. Et, à mes yeux, l’ambivalence est une caractéristique du vivant, si bien qu’on la retrouve dans le rythme même du film. Au calme et au silence de sa première partie suit la profusion et le vacarme de la seconde. Tout cela arrive progressivement, par l’étrangeté. D’abord le héron prend contact avec Mahito, petit à petit. Le fantastique bouscule le quotidien de Mahito qui est, décidément, un personnage très impersonnel. La scène qui m’a fait basculer définitivement dans cette ambivalence est celle de la rencontre frontale avec le héron, au bord du point d’eau. La marée de grenouilles et les poissons frétillants annoncent l’heure qui va suivre. Ce grouillement d’animaux qui convergent tous vers Mahito, l’image reste.

Le monde n’est qu’ambivalence. La coquille du poussin se craquèle, il naît et, à partir de là, la vie et la mort seront une lutte permanente. Comme l’être humain est vivant, il doit maintenir cette ambivalence, cette tension entre vie et mort, bien et mal ou tout autre concept qui s’incarne dans des corps et des esprits.

Par conséquent, le film porte son discours sur la création et l’effet qu’elle peut faire sur le spectateur. D’abord, Mahito est extérieur à ce monde, il y pénètre avec ses traumatismes. Ce monde s’avère étrangement familier mais surtout, très singulier. Qui ne s’est jamais, en lisant un livre, visionnant un film ou en jouant à un jeu, fait la réflexion que, “quand même, c’est tout moi”, “ça me parle”. Mahito, c’est moi, un enfant comme il en existe tant d’autres, qui découvre un univers fascinant qu’il ne comprend pas, aux multiples portes, le tout, dirigé par un être qui voit sa fin arriver. Miyazaki dit à qui veut l’entendre, à propos du Garçon et le Héron, qu’il ne comprend pas son film. Moi non plus et j’en suis bien content. Si je ne comprends pas, je peux projeter beaucoup de choses et surtout, je peux me perdre. Je peux me perdre car, s’il y a bien une chose que la fiction me permet de chérir, c’est la perte de repères.

Le Garçon et le Héron est fascinant. J’y vois l’envie de créer. J’y vois la peur de la fin d’un monde. J’y vois tant de choses qui y sont sans y être. Si toutes les portes présentes dans cette tour sont autant de mondes, le vertige doit être immense. Et pour cause, le film représente beaucoup sans pour autant figurer. Une forme d’abstraction dans laquelle je me suis retrouvé.

Enfin, et le plus beau et simple message du film. A la question “Et vous, comment vivrez-vous ?” Miyazaki semble répondre par la création, par la vie.

Jekutoo
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le 8 janv. 2024

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