Le Garçon et le Héron
6.9
Le Garçon et le Héron

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (2023)

Il était une fois un héron qui parle… Et une tour mystérieuse… Et un roi-perruche…

/SPOILERS/


Pourquoi quitter une retraite bien méritée, un repos arrivant enfin, après une carrière auréolée de gloire et une filmographie qui aura marqué des millions d’enfants et d’adultes ? Si c’est pour refaire la même chose que ce pour quoi on a réussi, alors on est sûr de faire moins bien. À mon sens, Miyazaki devait donc se résoudre à changer, quitte à décontenancer, comme il avait pu le faire lors de sa précédente sortie de retraite avec Le vent se lève, qui avait abandonné l’imaginaire au profit de l’historique et de l’intime. Ici, il revient à l’imaginaire, mais il n’est pas vraiment pour autant plus proche du Voyage de Chihiro ou de Princesse Mononoke

D’ailleurs, on reste dans le registre de l’intime, avec un film sur le voyage imaginaire d’un petit garçon qui fuit la guerre et la perte de sa mère, en s’enfonçant dans les méandres de ses rêves fantastiques. Ceci n’est pourtant qu’une interprétation, puisque rien n’est filmé comme s’il s’agissait de rêves ou de fantasmes : tout se passe au premier plan de la réalité, comme si le garçon vivait les aventures qui, selon moi, remplissent simplement son esprit.

Plusieurs raisons me poussent à penser cela, mais avant de les évoquer, je tiens à insister sur une chose : un film n’a ni besoin d’être compris ni besoin d’être expliqué, et même s’il doit avoir du sens d’une manière ou d’une autre, ce dernier n’est pas forcément contenu dans le scénario. Ainsi, je ne fais pas cette interprétation car je ressens l’obligation de rendre cohérent un récit décousu, mais car elle me paraît naturelle et qu’elle enrichit l’approche que j’ai du film. Pour moi, le scénario n’est pas une fin en soi, et si certains films peuvent fonder leur force, leur intelligence ou leur beauté sur leur histoire, d’autres peuvent en démontrer tout autant par des moyens différents.

Ainsi, là où Le garçon et le héron se différencie de ses illustres prédécesseurs malgré son retour à un imaginaire fantastique, c’est qu’il ne propose pas une fable aboutie, cohérente et complète, avec ses enjeux, ses personnages et sa morale, comme le sont Princesse Mononoke ou Nausicaa. Non, il présente un foisonnement débordant d’éléments plus féeriques les uns que les autres, entre des outre-mondes, des créatures magiques, des sorciers gardiens de toutes choses, des portes entre les univers… Ces éléments jalonnent le parcours du garçon à la recherche de sa tante, mais ce fil conducteur est pour le moins distendu, tant nombre d’entre eux ne sont ni introduits, ni expliqués, ni intégrés à une histoire plus large, ni reliés entre eux…

Alors, peut-être cela décontenancera certains spectateurs, qui y verront un film bâclé ou hermétique, mais pour moi il s’agit au contraire d’une offrande des plus généreuses : en faisant l’impasse sur certaines conformités scénaristiques, le film gagne du temps, le temps de nous proposer d’autant plus de ces éléments fantastiques. En fait, je trouve qu’il nous offre un imaginaire, un terrain de jeu absolument merveilleux, dont le spectateur n’a plus qu’à s’emparer pour s’en faire le tisserand, s’il le souhaite.

Avec cette démarche, le film inverse (à l’instar d’autres avant lui bien sûr) la logique conventionnelle qui veut que la trame d’ensemble fasse découler les détails et les étapes concrètes du film, quand les scènes se succèdent pour donner forme à un récit plus grand, dont elles sont donc dépendantes, et même servantes. À l’inverse, on part ici des détails, des pavements de cette aventure, qui sont l’objet central, pour éventuellement aller vers une interprétation ou un récit d’ensemble. En quelque sorte, on va de bas en haut plutôt que de haut en bas.

En cela, le film m’a rappelé d’autres œuvres de mon panthéon, auxquelles je prête la même démarche, et notamment le cinéma tout en correspondances abstraites et parfois absurdes de David Lynch (Mulholland Drive, Twin Peaks: fire walk with me, Inland Empire plus particulièrement). Peut-être n’est-ce pas là volontaire, mais j’y vois une évocation de la méthode de création d’un univers employée par Lynch, tout comme j’ai vu dans Le garçon et le héron des hommages à d’autres réalisateurs. Par exemple, comment ne pas penser aux Oiseaux d’Hitchcock lors des nombreuses scènes, un tantinet oppressantes, où le personnage principal est recouvert de volatils mal intentionnés (pélicans, perruches) ? J’irais même jusqu’à trouver que certains plans épurés au crayon sépia, lorsque le garçon traverse la salle vide d’un palais orange pour rejoindre le sorcier, rappellent l’atmosphère d’un Tarkowski comme Stalker.

En plus de rappeler le travail d’autres grands réalisateurs, le film multiplie les clins d’œil aux précédentes œuvres du sien. On pourra penser aux bandelettes de papier qui en s’animant deviennent de redoutables serviteurs d’une puissante magie (Le voyage de Chihiro), aux portes qui s’ouvrent toutes sur des mondes différents (Le château ambulant), à la mixture noirâtre et translucide en laquelle se dissout l’image de la mère du garçon (Princesse Mononoke), aux paysages d’immenses bâtisses et palais abandonnés recouverts de végétation invasive (Le château dans le ciel)…

Cependant, il ne faudrait pas réduire Le garçon et le héron à une somme d’hommages et d’évocations redondantes sans propositions nouvelles, car j’ai aussi été surpris d’y trouver des composantes tout-à-fait inattendues dans un film de Miyazaki. Du point de vue de l’animation par exemple, il propose un travail sur les fondus et les textures dans plusieurs scènes, comme celle de l’incendie où la mère meurt au début du film, qui est inédit chez Miyazaki. Cela apporte de la créativité supplémentaire tout en servant un objectif narratif et pas uniquement formel, puisque ce procédé transmet bien le flou environnant et la panique envahissante qui doivent caractériser les perceptions d’un jeune garçon dans un tel moment.

Au-delà de l’insertion de ces quelques expérimentations techniques, certains éléments du récit sont aussi novateurs dans leur visuel. Ainsi, le passage emprunté deux fois pour rejoindre le grand-oncle sorcier, tunnel triangulaire saturé de lumière et chargé d’électricité, renvoie plutôt à un imaginaire futuriste de space opera qu’à celui des contes et légendes traditionnels, et dénote donc avec ce qu’on a l’habitude de voir dans un Miyazaki.

Ce qui m’a le plus plu dans le film est donc la richesse et la diversité de cet imaginaire, mais ce n’est pas pour autant que je n’y ai trouvé aucun récit ou aucun enjeux. J’ai dit plus tôt qu’il s’agissait des rêveries d’un enfant, fuyant l’horreur de la guerre et de la perte de sa mère dans des univers imaginaires. Je ne dis pas cela pour absolument donner un sens général à ce que l’on voit, usant du prétexte facile de « c’était un rêve », mais car c’est selon moi porteur de sens. En effet, comment ne pas se rappeler nos propres rêves, constitués d’une multitude d’éléments divers où chacun en appelle un autre sans pour autant former un tout cohérent, où il n’y a ni début ni fin, et où les sensations que notre cerveau nous transmet n’en sont pas moins bien réelles ?

C’est pour cela que je trouve finalement logique de représenter ces rêveries au premier plan du récit, comme s’il s’agissait de la vie réelle du garçon, car c’est exactement comme ça que nous ressentons nos rêves : comme des aventures réelles, tangibles, émouvantes, mais décousues et incohérentes (en tous cas jusqu’au réveil). Si le film est aussi déroutant, c’est donc car il ne raconte pas directement une histoire, mais plutôt celle d’un garçon qui se raconte une histoire.

Ce caractère indirect du récit a aussi pour conséquence de faire passer un peu plus au second plan que d’habitude la portée politique du film, alors qu’on sait que la filmographie de son réalisateur est parcourue d’engagements récurrents comme le féminisme, l’écologisme ou le pacifisme. Pourtant, en plus d’en être le point de départ et le contexte avec cet enfant qui fuit la guerre, et même si ce contexte va finalement être concrètement absent pendant la majeure partie du film ; on trouve bien un message politique fort dans sa conclusion. Ainsi, lorsque le garçon a la possibilité de se retirer loin de tout, de ne jamais rentrer dans son monde « cruel et stupide » pour à la place se faire démiurge d’un nouveau monde parfait et sien ; il refuse et choisit de rentrer chez lui, arguant qu’avec des amis et de l’espoir, il y trouvera malgré tout de la beauté.

Je trouve cette fin très forte, une fois passée la frustration de ne pas assister à une conclusion en bonne et due forme concernant ces mondes imaginaires, si ce n’est la destruction de la tour qui semblait soutenir tout ça (d’ailleurs, les lecteurs de La tour sombre de Stephen King ne pourront s’empêcher de déceler certaines correspondances étonnantes…), sans que l’on sache vraiment quelles conséquences cela aura. D’une part, cette fin est parfaitement logique dans le cadre de l’interprétation onirique, car les rêves se terminent toujours, inexpliqués et sans conséquences. D’autre part et surtout, elle semble transmettre une belle idée : il est préférable de trouver la beauté dans notre monde imparfait mais vrai, plutôt que de la chercher dans un fantasme séduisant mais vain, qui n’est autre que le défaitisme lâche de celui qui déserte le combat pour un monde meilleur.

clownatorus
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le 4 nov. 2023

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