Deux sonorités, une palme et sa réputation m’ont amené à m’intéresser au Goût De La Cerise. Sonorité du titre d’abord, étonnante et détonante invitation au plaisir des sens et au bonheur des vacances d’été approchantes, souvenir des mois de mai à dévorer le fruit rouge et sucré par poignées de dix dans le cerisier du grand-père. Sonorité du réalisateur ensuite, Abbas Kiarostami, nom exotique dans le plus beau sens du terme et, il faut l’avouer, ouvert aux jeux de mots sans fin, Gothic ne me contredira pas. Cette réputation qui le précède, de film probablement exigeant, dur et sincère mais tellement passionnant. Cette Palme d’Or qui lui succède, comme une auréole sur son réalisateur, une de celles qui n’ont que peu déclenché la polémique. Il n’est pourtant pas un film consensuel, mais ses thèmes sont bien universels.

M. Badii est un homme sans plus d’espoir dans un pays, l’Iran, où le suicide est un péché mortel, expression qui, elle aussi, a de quoi amuser. Pendant plus d’une heure trente, nous le suivons au volant de sa voiture, à la recherche d’un bon samaritain qui acceptera de violer les convictions religieuses du pays et de l’enterrer, à l’écart du monde, après son suicide. Il s’adressera à plusieurs personnages rencontrés au cours de sa divagation automobile, du plus au moins religieux, du militaire au séminariste, pour finir sur un homme qui le poussera à retrouver le goût de la cerise qui semble tant lui manquer. Cet homme promettant de l’enterrer quoi qu’il arrive, si toutefois il décidait de finalement mettre fin à ses jours. Impossible de dévoiler comment finit l’histoire, puisque cette fin ne se dévoile jamais réellement, préférant se soumettre à l’interprétation des cinéphiles que nous sommes.

Vous serez quelques-uns à trouver le temps long, mais vous serez plus nombreux à suivre le parcours de cet homme à bout de forces morales. Vous prendrez plaisir, à travers son regard, à découvrir un Iran de la vie quotidienne insoupçonné. Un Iran qui ne serait pas (comme c’est étonnant) que ce repaire de fous sanguinaires, couteau entre les dents, que des médias tendancieux et déformants tentent de nous faire accepter. Chaque rencontre est une petite découverte pour M. Badii, une plus grande pour le spectateur. Rien n’est dit sur ses motivations, la question étant plus de savoir comment se suicider en Iran sans abandonner son corps aux charognes. La découverte du pays est peut-être la plus belle, un pays en chantier, fait d’une désertique austérité mais peuplé de personnalités fortes, un pays où les travailleurs journaliers racolent les patrons potentiels comme des prostitués.

Rarement mise en scène, jeux d’acteurs et histoire auront à ce point fusionné, la caméra, les rencontres de M. Badii et le jeu formidable de Homayoun Ershadi (aperçu dans Zero Dark Thirty) transformant cette voiture tour à tour en confessionnal, en salle de classe (quand il rencontre le trop jeune soldat) ou en salon de discussion. Mais le plus surprenant restera cette fin absolument déroutante et sujette à d’infinies interprétations, on y entendrait presque l’introduction d’Au-Delà Du Réel, affirmant que votre téléviseur n’est pas déréglé. Plus que passionnante, il est probable que, même quand vous vous serez fait votre idée, celle-ci ne sera que partielle et laissera dans votre bouche le délicieux goût de l’inachevé cinématographique.

Plus qu’un film sur le désespoir et le suicide, Le Goût De La Cerise est un superbe plaidoyer pour le dialogue, l’acceptation de l’autre dans ce qu’on pense être une faiblesse et surtout, l’affirmation de la prééminence des droits humains sur les règles divines. Même si Kiarostami ne donne pas ouvertement raison à M. Badii, on sent poindre une certaine acceptation d’une fatalité qui veut que, parfois, l’homme ne peut plus faire face à son sort et surtout, à cette conscience qu’il a de lui-même. Je me suis surpris à ne pas savoir si je voulais qu’il finisse le film vivant ou mort, je pense que cette neutralité est le meilleur moyen pour comprendre la fin. Le Goût De La Cerise ne prend pas position et ne condamne même pas le poids du religieux en Iran, il pose juste une question et nous donne la lourde responsabilité d’y répondre : « Que faire quand l’homme, la médecine ou même la religion, ne sont plus capables d’apporter d’autre choix au désespoir qu’une mort voulue et programmée ? »
Jambalaya
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le 3 juin 2014

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