Vu il y a plus de 20 ans, ce Goût du saké ne m'avait laissé qu'un vague souvenir : celui de messieurs respectables assis par terre qui se saoulent en discourant sur l'amour et les femmes. Je le revois après avoir découvert une partie de la filmographie du maître et notamment, grâce à Arte, sa période en couleurs. Ne me reste plus que Dernier caprice pour compléter ma liste.

Bon nombre de cinéastes sont obsessionnels : Bergman, Bresson, Tarkovsky, Fellini, pour n'en citer que quelques-uns, ressassent sans cesse les mêmes thèmes. Mais aucun ne donne au point d'Ozu la sensation de "faire toujours le même film".

Cela tient d'abord à ses partis pris formels. Enumérons-les une nouvelle fois : caméra à ras du tatami, plans exclusivement fixes, regards volontiers face caméra, cadres très composés incluant souvent des découpages géométriques, plans "vides" de paysages ruraux ou urbains pour faire le lien entre des scènes, répétition à l'identique de plans dans un même film, plans de couloir ou de rues étroites très cinégéniques... Tout cela se retrouve ici, une dernière fois puisque cet opus fut le chant du cygne du cinéaste japonais.

Deuxième invariant : le sujet, qu'on peut résumer par "la famille face aux bouleversements de la société". Ainsi Ozu semble-t-il sans cesse faire des remakes de ses films passés. Le malicieux Bonjour, reprend Gosses de Tokyo. Le goût du saké est une reformulation de Printemps tardif, quand Fin d'automne et Eté précoce étaient des récits en miroir de ce même film-racine, décidément essentiel dans l'oeuvre d'Ozu. L'argument : une jeune femme hésite à se marier, de peur d'abandonner son père ou sa mère avec qui elle vit. Jusqu'à ce qu'elle y cède.

Troisième constante : les acteurs. On les retrouve de film en film. A ce petit jeu, Chishû Ryû est imbattable puisqu'il figure dans... tous les films cités ci-dessus, le plus souvent en père veuf très doux, ici nommé Hirayama. On retrouve aussi : Keiji Sada en beau gosse, ici Koichi, le frère aîné de la famille ; Haruko Sugimura également de tous les Ozu, ici en fille du vieux professeur ; Kyōko Kishida en serveuse qui se fait chambrer par les clients, personnage truculent ; Mariko Okada la si touchante amie précieuse de Fin d'automne, ici femme de Koichi ; Kuniko Miyake la mère de Eté précoce, ici épouse docile de Shuzo ; Nobuo Nakamura devisant toujours avec le héros mâle, ici en Shuzo... On les retrouve avec plaisir dans ce jeu de chaises musicales.

En résumé, l'ultime opus du cinéaste japonais aurait pu se nommer Le goût d'Ozu à ne pas confondre avec son anagramme phonétique, l'alcool venu de Turquie.

Toujours le même film donc, mais avec d'infimes variations. A titre de bar américain contrastant avec les maisons japonaises traditionnelles, le Torys a remplacé le Luna (qu'on aperçoit furtivement comme un clin d'oeil). Tabouret hauts contre tables basses devant lequel on s'assoit en tailleur. Ce Torys nous vaut une scène formidable, qui se conclut par la marche officielle de la marine impériale japonaise jouée par un juke-box, les clients et la serveuse mimant une parade. Hirayama, le héros donc, a retrouvé un ancien marin subordonné qui l'a entraîné là. Il l'interpelle sur ce que serait leur vie s'ils avaient gagné la guerre : ce ne serait pas l'Amérique qui aurait contaminé le Japon mais le mode de vie nippon qui fleurirait à New York. "On a bien fait de perdre" lui répond Hirayama. La phrase est d'une grande profondeur. Elle exprime d'une part l'adhésion au présent : l'apport américain vu comme une richesse. C'est le sens de tous les éléments importés des US qui jalonnent les films d'Ozu. Ici le baseball qu'on regarde à la télé, les clubs de golf de marque américaine qui n'ont pas leur pareil, le bourbon qui concurrence souvent le saké, les hamburgers achetés dans la rue qu'on préfère aux oeufs/jambons confectionnés dans la cuisine. D'autre part elle annonce ce qui va suivre, car Hirayama va se résoudre à perdre. Sa fille.

L'élément déclencheur, c'est le vieux professeur que le cercle d'amis du lycée invite un soir. En se saoulant, il se ridiculise. En le ramenant chez lui, Hirayama découvre son restaurant miteux et surtout sa fille qui, à un âge avancé, continue à s'occuper de lui. On la verra, une fois Hirayama parti, pleurer sur la déchéance de son père et sur sa vie gâchée. Ce ne sont pas ses pleurs que j’ai trouvés déchirants, mais la façon dont elle s'assoit, lasse, à côté de son père ivre mort - Ozu eût même pu couper les larmes.

Le lendemain, Hirayama évoque avec ses amis le cas du vieux Sakuma. C'est lui qu’ils plaignent et non pas sa fille ! Et pan sur le bec de l'égoïsme masculin. Dans la décision de marier sa fille, il y a donc, suggère finement Ozu, peut-être autant d'égoïsme que d'altruisme...

Comme Sakuma en effet, Hirayama est veuf. Sa situation diffère de celle de ses deux amis, qu'il retrouve chaque soir au bar japonais. L'un a une épouse fidèle et douce. L'autre s'est trouvé une jeunette dont il est très content - ce qui nous vaut force plaisanteries sur les stimulants qu'on lui suppose pour assurer au lit ! Mais ses deux complices, en aparté, ne peuvent s'empêcher de trouver pathétique cette différence d'âge. Hirayama tend donc à s'identifier au repoussoir qu'est le vieux professeur, à qui on fait l'aumône. Surtout, ne pas devenir comme lui. Le temps presse car "on vieillit vite", lance Hirayama à son ami.

Oui, le temps presse puisque sa fille, Mishiko, a 24 ans. Malicieusement, Ozu nous présente deux jeunes femmes qui décident de se marier à cet âge précis. Dans Le goût du saké, les femmes se sont imposées. Une évolution qu'Ozu a retracée peu à peu depuis Printemps tardif. Déjà dans Eté précoce (1951), on voyait Noriko remettre à sa place son frère. Ici, Mishiko dirige tout à la maison. Lorsque son père lui dit qu'il a bu "très peu", elle réplique par deux fois "ça m'étonnerait", comme une mère gronderait son fils. Si Mishiko se charge des repas ou du thé, pas question pour autant d'obéir aux ordres de ses machos de frère et père : à son jeune frère qui réclame à manger, elle rétorque qu'il aille se servir lui-même et lorsque son père demande son bain, elle lui répond que ce n'est pas prévu ce soir là. Dans le nouveau Japon, les hommes vont devoir à se débrouiller à la maison, comme l’explique Hirayama à son plus jeune fils.

Exactement comme son grand frère qu’on voit cuisiner alors que sa femme rentre du travail. Leur couple donne à voir le même schéma : c'est Akiko qui décide ce qu'on peut s'offrir et qui mène à la baguette son mari. D’accord pour un frigo, quitte à mettre le beau-père à contribution, mais pas pour des clubs de golf ! Si elle finira par céder, c'est... pour ne pas subir les jérémiades de Koichi ! Soit l'inverse du schéma traditionnel, où le mari décide mais doit ensuite endurer les lamentations de sa femme. Et encore cette concession se négocie-t-elle : en échange, Akiko s'offrira le sac à main dont elle rêve.

Des femmes de tête donc. Mais qui ne se sont pas pour autant coupées des hommes : Mishiko tombe amoureuse d'un collègue de son frère. On notera au passage qu'elle déclare à celui-ci qu'elle ne voudrait pas d'un homme qui n'ait aucune autorité. Femme de tête, mais par pour autant insensible à l’ancestrale virilité : toujours chez Ozu, l'idée de concilier modernité et tradition. Lorsque son père lui annonce que l'homme dont elle rêve s'est déjà fiancé (déconvenue que connaissait déjà l'héroïne de Printemps tardif), on la voit pour la première fois en situation de fragilité. La douleur qu'en conçoit sa fille ne fait qu'accroître la culpabilité de Hirayama, qui a trop attendu pour mettre sa fille "sur le marché", tout à son confort égoïste.

Mais Mishiko finira par convoler en justes noces. Cette mariée en habit traditionnel, on a l’impression de l’avoir déjà beaucoup vue... Un happy ending ? Pas plus que dans les précédents. Car chez Ozu, la joie ne va jamais sans une certaine mélancolie. On se rappelle le plan poignant du père épluchant une pomme à la fin de Printemps tardif. Pour exprimer la solitude de Hirayama (qui a pourtant toujours avec lui son fils), Ozu se contente ici d'une succession de plans fixes sur les pièces de l'appartement.

Mélancolie donc, exprimée par le titre, même si le titre original se traduit "le goût du poisson d'automne". Un poisson de riche, donc symbole de confort, ce à quoi Hirayama est contraint de renoncer. N'empêche, l'alcool est omniprésent dans le dernier opus d'Ozu. Il y a ces bouteilles de bière au premier plan posées sur deux plateaux au sol lors du repas avec Sakuma - une par convive. Il y a cette façon toujours identique de pénétrer dans le bar japonais, d'abord les tabourets hauts comme dans le bar américain, ensuite la salle où les trois amis se retrouvent au sol. Et cette table où se côtoient bière, saké et whisky. Toujours la fameuse tension entre tradition et modernité.

Cette tension s'exprime aussi dans le choix des couleurs. Chacun des cinq films colorés d'Ozu a sa dominante. Ici, le vert pâle et le jaune, du côté de la tradition, s'opposent au rouge, du côté de la modernité. Verts amande, les murs et le mobilier de l'entreprise ainsi que les costumes de Hirayama. Jaunes, des objets d'intérieur : théière, abat-jour, sièges du Torys... Rouges vifs, un seau et un extincteur dans un couloir, une salière sur la table, un autre abat-jour, la robe de Mishiko ou le chemisier d'Akiko... Quant aux mules laissées à la porte d'entrée (qu'on voyait déjà dans Voyage à Tokyo), elles sont multicolores. Sur la fin, pour exprimer que le mariage de Mishiko est aussi un deuil pour son père, les personnages seront exclusivement vêtus d'un sobre noir et blanc.

Qui aime les plans soignés est à la fête : exemple le plan "vide" qui ouvre le film, avec ces bidons noirs et blancs qui répondent aux cheminées crachant leur fumée. On aime aussi retrouver, de film en film, les invariants d'Ozu, telle cette scène où deux personnages s'adossent à une balustrade.

Ma seule petite réserve tient à la musique : comme dans Bonjour, elle évoque Tati, cinéaste avec lequel Ozu a d'évidentes accointances. Judicieux, mais je l'ai trouvée vraiment trop présente.

Pour le reste, c'est le ravissement. Raoul Ruiz disait que pour apprécier ses films il fallait les voir deux fois. C'est également vrai pour le cinéma d’Ozu dont la richesse se mesure à la longueur des critiques qu'il m'inspire... Mais j'ajouterai : pour pleinement apprécier un film d'Ozu il faut avoir vu toute l'oeuvre, afin de saisir les passionnantes réponses d'un film à l'autre et les variations qui s'y glissent. Pas comme ma découverte unique, il y a plus de 20 ans, de ce Goût du saké. Me reste donc, pour ne parler que de la période en couleurs, à céder à un ultime caprice...

Jduvi
8
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le 17 févr. 2024

Modifiée

le 17 févr. 2024

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Jduvi

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