« Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change »
Cette phrase, prononcée par Tancrède Falconeri ( Alain Delon ) à son oncle le principe Don Fabrizio Salina ( Burt Lancaster) et tirée du roman de Lampedusa, pourrait presque à elle seule synthétiser toute la carrière de Luchino Visconti à travers une filmographie obsédée par les fins de règnes et la chute des puissants toujours avec ce regard bienveillant envers les rois, les destitués , les dieux déchus, les vaincus de la grande histoire, les vieux fauves fatigués, tout comme Louis II de Bavière dans Ludwig (1973), amoureux de Wagner, délaissant ses dizaines de châteaux et son royaume en déclin, au profit d'une romance sans espoir, ou encore cette puissante famille d'industriels dans le film les Damnés(1969), déchirée par les divergences d'opinions et la montée du nazisme . Une fascination pour la déchéance qui tient peu être son origine de la propre généalogie du cinéaste dernier grand représentant des Visconti et de sa dynastie, important rouage dans la chute de l'empire Romain qui, comme dans tous cycles, connu un âge d'or et une inexorable chute.


Immense épopée sur le Risorgimento et l'unification italienne par les troupes de Garibaldi mais vécue a travers le point de vue des vaincus comme un "Autant en emporte le vent Transalpin". Le chef d'oeuvre de Visconti reste encore aujourd'hui un modèle de subtilité et d'ambiguïté pour un projet de cette envergure ( seul peu être David Lean pouvait aussi bien conjuguer cette grandeur et cette humanité ) il est rare en tout cas dans le cinéma des années 60 de voir de tel thématiques traitées dans des films aussi importants sans jamais fleurter avec le manichéisme ou la leçon de moral d'un livre d'histoire de catéchisme ( coucou Ben-hur, je t'adore hien^^) des moyens plutôt faramineux pour une production italienne de l'époque, où chaque décor chaque robe,chaque bouquet de fleurs semblent avoir été choisi avec précaution, mais ou la mort et la décadence paraissent omniprésentes.
La philosophie du Stoïcisme qui sous-tend tout le film et qui prétend que la mort n'est pas un accomplissement mais un état naturel sans transcendance de l'âme, peu apparaître comme un point de vue cynique sur le sens de la vie mais symbolise pourtant toute la lucidité de Visconti et sa croyance que tout n'est q'une histoire de boucle infinie, et que l'éternel affrontement entre vielle noblesse et jeune bourgeoisie n'est q'une illusion aussi ancienne que l'humanité, il n'y a pas de changement ou de révolution en réalité , mais des hommes qui luttent pour leur survie (Nous fûmes les guépards, les lions. Ceux qui nous remplaceront seront les chacals et les hyènes,et tous à notre tours continueront de nous prendre pour le sel de la terre). Une vision à la fois juste et archaïque des choses, qui démontre bien la dualité et la véritable beauté du cinéma de Visconti a la fois encré dans des traditions séculaires , une admiration pour l'uniforme, les coutumes, les grades (qui le rapprocherait beaucoup du classicisme d'un réalisateur comme John Ford véritable équivalent Américain ) et une conscience de la vie, une impartialité teintée de mélancolie incarnée par des personnages hautement symboliques . Salina le vieux patriarche sage mais résigné ( qui devait initialement être joué par Brando, mais dont le personnage aura une forte influence sur le Vito Coreleone du Parrain de Coppola ) le fougueux Tancrède, émissaire du changement ,un lien entre deux mondes une silhouette en mouvement perpétuel, la triste Concetta ou l'image de la passivité et le regret ,le Père Pirrone allégorie du pourrissement des croyances ( même le chien qui a un rôle beaucoup plus significatif dans le livre ) et la fabuleuse Angelica personnification de la vie et de la beauté dans un monde en ruine écrasé par la chaleur et la pestilence du à l'entassement des pots de chambre. Une princesse qui donnera au film une présence presque fantastique, une apparition et un fil rouge qui structure le film en actes, donnant au métrage une construction quasi operatique soulignée par la musique de Nino Rota, la répétition d'un thème musical en particulier et qui revient à des moments clés du film, lorsque le prince Salina se retrouve dans une maison close de Sicile, quand Tancrède fait ses adieux à son oncle, lors de la première entrée en "scène" de Claudia Cardinal ou à l'occasion de cette visite en forme de rêve d'un palais aux pièces abandonnées ,une partition de Rota qui finit par unifier le film en un immense balai symétrique qui démontre bien que pour Visconti toute cette histoire n'est qu'une tragédie de plus, une petite histoire dans la grande (comme l'ouverture dans un théâtre dans le film Senso sorte de mise en abîme de la réalité et de la fiction ) sur une illusoire résurrection de protagonistes déjà mort et muséifiés à l'image de cette scene dans l'église ou les personnages sont recouverts de poussière comme appartenant déjà tous au passé . Une mélancolie sublimée par la photographie granuleuse tout en sépia de Guiseppe Rotunno (qui fera également des miracles sur le Satyricon de Fellini) qui évoque les même craqelures du temps présentent aussi bien sur les fresque du Palazzo Gangi que sur un tableau de Jean-Baptiste Greuze.


Sans vouloir prétendre que Visconti pratique la métatextualite ou questionne une quelconque porosité entre cinéma et réalité (il disait lui même ne rien comprendre au cinéma de Antonioni ) on peu aisément lire dans ses films une véritable introspection comme dans tous grands films d'auteurs ,et une thématique de prédilection qui relie son cinéma néorealiste a ses grandes fresques historiques, celle de la filiation et de l'héritage , que ca soit le conflit fraternel digne de Remus et Romulus de Rocco et ses frères (1960) ou le passage de flambeau dans un film bien plus ambitieux comme le Guepard, le discours est le même ,seule la technique change (et le budget ) la caméra capte avec toujours autant de réalisme et à hauteur d'hommes les dilemmes et les doutes qu'à ses débuts dans les amants diaboliques(1943) ou la terre tremble (1948) cette alliance entre cinéma intimiste à la Rosellini et le faste d'un John Ford, irriguera le nouvel Hollywood et les scènes très "photo de famille" du parrain ou de la porte du Paradis de Cimino ,souvent accusé d'avoir trahi les idéaux du neorealisme, il en a pourtant perpétué le geste à travers tout le cinéma des années 60 et 70 naviguant par la suite de son coté dans de nouvelles thématiques comme l'exploration de son homosexualité, simple évolution de ses interrogations sur la déchéance et le changement, toujours le changement .


Le plus touchant au final dans le Guépard c'est toujours cette bienveillance et cette compassion, les jeunes admirent et respectent les anciens et les vieux regrettent le passé mais acceptent leur sort ,sans pour autant ignorer les failles humaines, la jalousie et l'orgeuil . Une gargantuesque reconstitution d'une époque révolue hantée par une tristesse infinie et une nostalgie mortifère mais aussi l'espoir que la vie renaitra toujours à l'occasion d'un bal somptueux ou dans les recoins d'une rue délabrée.

Florian_FASSETTA
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le 11 sept. 2021

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