Lorsqu’une émission télé reproduit ce qu’elle dénonce

Comment un individu sans histoire peut-il se transformer en tortionnaire? Quelle est l’emprise de la télévision sur les masses? La télé de demain pourrait-elle programmer la mort en direct? Les réponses que fournit à ces questions le documentaire Le jeu de la mort , diffusé le 17 mars 2010 sur France 2, sont plutôt effrayantes.


Croyant participer à la mise au point d’un jeu télévisé, La zone Xtrême, 80 personnes ont en fait été les cobayes d’une expérience mise au point par une équipe de scientifiques et coproduite par France Télévisions et la Radio Télévision Suisse. Elles ont administré des décharges électriques de plus en plus intenses à un autre candidat à chaque fois qu’il ne fournissait pas la bonne réponse à leurs questions. L'immense majorité les participants sont allés jusqu’à infliger à leur victime des décharges de 460 volts, au risque de provoquer la mort ou à tout le moins des lésions irréversibles. Évidemment, l’émission était truquée, le candidat (un acteur) ne recevait aucune décharge. Pour les expérimentateurs, il s’agissait de reproduire en l’adaptant au contexte télévisuel l’expérience menée par Stanley Milgram à l’Université de Yale dans les années 60, expérience ayant pour but de mesurer le degré d’obéissance d’un individu face à une autorité reconnue comme légitime. Croyant participer à une expérience scientifique sur la mémoire, 62% des sujets sélectionnés avaient alors administré des décharges maximales pouvant provoquer un choc dangereux, voire mortel. Dans le cas du jeu télévisé, 81 % des candidats questionneurs sont allés jusqu’au bout. Bien sûr, une partie importante d’entre eux, devant la souffrance simulée du questionné, ont contesté l’autorité à un moment ou un autre et témoigné de leur malaise, mais seuls 19% ont eu la force de désobéir et de quitter le jeu.


L’ennui avec ce genre d’expérimentations, c’est qu’on ne sait pas vraiment quelles leçons on est en droit d'en tirer. Si une expérience montre quelque chose, il faut toujours garder à l’esprit qu’elle ne démontre rien en soi. Avant d’en tirer des conclusions hâtives et simplistes, mieux vaut faire preuve de prudence et se poser quelques questions de bon sens qui pourraient permettre de juger tant soit peu de sa légitimité.


1. L’expérience est-elle menée de manière indépendante ?


Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’honnêteté et la compétence des chercheurs qui ont participé à l’élaboration de l’expérience montrée dans ce documentaire. On peut tout de même se demander dans quelle mesure ils ne sont pas instrumentalisés, manipulés eux-mêmes par les médias dont ils prétendent dénoncer la nocivité. Le pseudo-jeu et surtout sa mise en scène volontiers dramatique font passer une idéologie, celle de la chaîne publique qui produit l’émission : à force de nous complaire dans le spectacle affligeant des émissions de téléréalité ou autres jeux télévisés débilitants (ceux des chaînes privées, évidemment), nous en venons à admettre que l’humiliation et la souffrance d’autrui puissent servir de divertissement. Demain, c’est sûr, nous serons mûrs pour infliger la mort en direct, si tel est le bon vouloir de la télé. Voire.


2. Le sujet de l’expérience est-il bien défini ?


Parlons-en, du pouvoir de la télé et l’obéissance à laquelle elle soumet le spectateur. Au fond, de quoi parle-t-on exactement? Dès le début de l’émission, la télévision est présentée exclusivement à travers le prisme de la téléréalité; elle est montrée comme un vecteur de cruauté, d’avilissement, de barbarie. Raccourci réducteur, il me semble : la télé, c’est tout de même bien plus que ce genre d’émissions. D’autre part, l’expérience ne montre que des rapports de pouvoir, au sein d’un jeu télévisé, entre la présentatrice incarnant la toute-puissance supposée de la télé et des candidats qui se soumettent. Quant au téléspectateur, censé devenir un mouton bêlant, lobotomisé par le pouvoir néfaste de la télévision, il est le grand absent du jeu. C’est un peu light pour nous persuader du pouvoir totalitaire de la télé.


3. Les conclusions tirées sont-elles valides ?


En fait, comme cela arrive trop souvent dans les expériences menées en sciences humaines, j’ai eu la désagréable impression que les chercheurs n’ont trouvé que ce que dont ils étaient déjà intimement persuadés à l’avance. Pour eux, y a pas photo : si on compare le taux d’obéissance obtenu ici (81%) avec celui de Milgram (62%) c’est que, forcément, le pouvoir de la télé est bien plus grand que celui des autres institutions : CQFD !


Pourtant, comparaison n’est pas raison : pour s’adapter à l’environnement télévisuel, les chercheurs ont dû modifier certains paramètres essentiels par rapport à l’expérience de Milgram. Par exemple, pour reproduire l’ambiance d’un plateau télévisé, il a fallu ajouter un public acquis à l’autorité auquel l’animatrice faisait appel en cas de désobéissance d’un questionneur. Même si la mise en scène fait tout ce qu’elle peut pour gommer au maximum les différences entre les deux expériences, on ne peut nier que ce nouvel élément modifie sensiblement la donne : ce qui est mesuré ici, ce n’est plus seulement le niveau de soumission d’un individu face à l’autorité mais également son degré de conformisme : si tout le monde pense différemment de moi, c’est sans doute que j’ai tort…


4. L’expérience est-elle éthique ?


Ce qui m’a le plus dérangée dans cette émission, outre son caractère sensationnaliste et sa théâtralisation peu compatible avec la rigueur scientifique dont elle se prévaut, c’est la cruauté de l’expérience qu’elle met en scène, alors que c’est justement ce qu’elle s’applique à condamner. Si les décharges électriques étaient factices, la souffrance psychologique et morale des participants qui les ont administrées est bien réelle. La plupart d’entre eux sont bouleversés. On a beau les rassurer dès qu’ils sortent du plateau sur le caractère "normal" de leur comportement, beaucoup se demandent comment ils ont été capables de poser des actes aussi ignobles, d’autres redoutent de devoir raconter à leurs proches ce qu’ils ont vécu. C’est d’ailleurs parce que l’expérience de Milgram s’est révélée traumatisante pour les sujets qui y étaient soumis qu’il est aujourd’hui recommandé de ne plus la pratiquer.


5. Une expérience utile ?


Je dirais plutôt "édifiante". Si les conclusions tirées par rapport à la toute-puissance de la télévision peuvent se discuter, il n’empêche que le documentaire illustre parfaitement la tendance humaine à se soumettre à l’autorité, sur un plateau télé ou ailleurs, et explique bien le mécanisme de déresponsabilisation qui accompagne la soumission, l’individu attribuant au pouvoir auquel il obéit la responsabilité de ses actes. Cette obéissance relève-t-elle de traits de caractère innés, provient-elle de l’éducation ? Les deux, sans doute. Si l’émission insiste sur les comportements de soumission appris dans l’enfance, d’autres expériences tendent à démontrer que les individus considérés comme gentils, serviables, organisés, consensuels sont généralement plus obéissants que les autres, ce qui est plutôt inquiétant. Toujours est-il que lorsqu’on prend conscience de son degré d’obéissance et des mécanismes qui amènent à se soumettre, on est mieux armé pour résister. En ce sens cette émission n’est pas inutile. Reste qu’il faut la questionner et la soumettre à notre esprit critique, pour ne pas subir, à notre tour, le pouvoir de la télé.

No_Hell
6
Écrit par

Créée

le 4 juin 2016

Critique lue 1.6K fois

13 j'aime

17 commentaires

No_Hell

Écrit par

Critique lue 1.6K fois

13
17

D'autres avis sur Le jeu de la mort

Le jeu de la mort
Ouve
8

Très intéressant, mais incomplet.

Malgré les critiques que l'on peut faire à la validité de l'expérience (les candidats choisis sont ceux ayant accepté de participer à un jeu télé donc des gens plus sensibles à son influence ; le...

Par

le 2 oct. 2014

11 j'aime

Le jeu de la mort
sophiearn
8

Incomplet et paradoxal

C’est une expérience intéressante et fort instructive. Le lien entre la soumission à l’autorité de Milgram et la force de la télévision est osé, mais percutant. La hiérarchie de Milgram et le respect...

le 28 mai 2016

6 j'aime

Le jeu de la mort
lenabac
9

Ne vous laissez pas impressionner... Continuez !

Un documentaire riche, dérangeant et, pour être honnête, difficile à visionner tant ce qu'on y voit y est violent. Cependant, n'allez pas croire qu'une goutte de sang ne soit visible à l'écran. Il ne...

le 27 sept. 2012

6 j'aime

Du même critique

Joker
No_Hell
10

Eloge du maquillage

Quelle claque, mais quelle claque ! C’est vrai, j’ai tardé à aller voir Joker, mais voilà : je sors de l’expérience éblouie, ébranlée, totalement chamboulée. Partie pour visionner un bon thriller...

le 23 déc. 2019

50 j'aime

35

Confiteor
No_Hell
9

Le mal, le chaos, la musique

Que reste-t-il de soi quand la mémoire irrémédiablement se désagrège et que la conscience de son être prend l’eau de toute part? Que reste-t-il quand des pans entiers de pensée s’effondrent dans...

le 24 juil. 2018

49 j'aime

53

L'Adversaire
No_Hell
9

Ce qui, en nous, ment

Certaines expériences de lecture sont particulièrement marquantes. C’est ainsi que je me souviens parfaitement des circonstances de ma rencontre avec L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. Le hasard avait...

le 17 avr. 2017

49 j'aime

43