Quelle claque, mais quelle claque ! C’est vrai, j’ai tardé à aller voir Joker, mais voilà : je sors de l’expérience éblouie, ébranlée, totalement chamboulée. Partie pour visionner un bon thriller psychologique, je me suis retrouvée devant une œuvre unique, d’une incroyable richesse, un de ces chefs d’œuvre qui amènent son lot de réflexions et autant de questionnements sans réponse définitive.


Certains récits font mouche parce qu’ils jouent sur l’émotion. D’autres parce qu’ils touchent à une sorte de vérité et se veulent le reflet du réel. D’autres encore parce qu’ils donnent de notre univers une image décalée et poétique. Joker est tout cela à la fois : il se situe à ce carrefour où l’émotion nait de la puissance et de la justesse d’images métaphoriques qui suggèrent la réalité autant qu’elles la masquent. Dès la scène d’ouverture, on comprend qu’image rime avec grimage : Joker fait en quelque sorte l’éloge du maquillage, c’est, selon la formule de Cocteau, "un mensonge qui dit la vérité".


Parlons d’abord de cet univers dystopique, allégorie de nos pires cauchemars. La ville des super rats et des super prédateurs. Aux ordures qui s’entassent à ciel ouvert correspondent celles qui gouvernent la cité. La solidarité, la compassion font figure d’exception, quand elles ne sont pas l’objet de purs fantasmes. Quant aux laissés pour compte, ils n’ont tout simplement qu’à crever, sous les coups d’une rue devenue barbare ou des suites de l’indifférence des pouvoirs publics qui sabrent dans la Sécu. Au-delà des références aux ‘80 auxquelles font écho Les Temps Modernes de Chaplin, on pressent bien que Gotham est l’avatar des mégapoles sans âme de notre temps et au fond, de tous les temps. L’atmosphère y est oppressante, remarquablement rendue par une mise en scène privilégiant les lieux clos et bien glauques, soulignée par la musique angoissante de Hildur Guðnadóttir. Putain d’époque où les banquiers sont rois, où les politiciens sont des loups aux dents longues dont les promesses n’engagent que ceux qui y croient, où les médias ne servent plus que des divertissements avilissants, où les moutons se transforment en chacals, où la violence subie par les plus faibles est sur le point de changer de cible. On n’y manque peut-être pas encore de pain mais on y a perdu tout espoir. Alors il ne reste que le rire féroce, le seul valorisé. On rit des clowns ratés, des faibles, des réprouvés, des êtres différents. Mais comme nous le découvrons plus tard, il existe d’autres rires. Des rires interdits, des rires maladifs, des rires douloureux, libérateurs, dévastateurs, des rires démoniaques.


Clown méprisé, humoriste sans talent, Arthur Fleck, est le produit de cet enfer. Il est donc tout naturellement damné : du plus loin qu’il se souvienne, le sentiment du malheur lui colle à la peau et les pilules qu’il avale tant qu’il le peut encore ne font que retarder le naufrage. Pourtant, alors que presque tous le traitent en paria et le tournent en dérision, il rêve, sinon de gloire, du moins de reconnaissance. Malgré les moqueries que provoquent ses prestations, celui que, dérision suprême, sa mère surnomme Happy se croit investi d’une mission : celle d’apporter quelques miettes de bonheur à ses contemporains désenchantés. Le film est à la fois le récit de la perte de cette illusion, celui de la frustration trop longtemps contenue et de l’éclosion de son propre génie, fût-ce dans le crime.


Quel est, au fond, le moment clé de cette révélation à soi-même ? L’énième séance de tabassage au cours de laquelle Arthur finira par péter les plombs ? La découverte que les bases de son fragile équilibre mental ne reposent que sur une imposture construite autour des mensonges (ou des délires) de sa mère et que, lui qui n’était déjà pas grand-chose, n’est en réalité plus personne ? Possible. Mais même si le déterminisme social et familial est au cœur du récit, le poids des circonstances extérieures n’est pas l’unique explication de la métamorphose. Si Arthur Fleck en vient à faire de la noirceur absolue sa propre lumière, c’est finalement parce qu’il se découvre doué pour cela. Pour cela et pour rien d’autre, comme en témoigne l’extraordinaire et troublante prestation de Joaquin Phoenix dont le corps décharné, bourré de tics, secoué de rires nerveux prend peu à peu de l’assurance au fur et à mesure qu’il devient ce qu’il a toujours été appelé à être, et ne s’harmonise réellement que dans les chorégraphies de plus en plus maitrisées et endiablées qui expriment sa prise de conscience.


Deviens ce que tu es : le spectateur est le témoin de cette lente et douloureuse maturation. A la fin, le héros s’est taillé un costume à sa mesure. Il a pris conscience que la haine de ceux qui le méprisent est un moteur bien plus puissant et gratifiant que la soif de reconnaissance derrière laquelle il courait en vain. Devenu par hasard le symbole d’un combat qui n’est pas vraiment le sien, il connaitra un court instant la gloire dont il avait rêvé. Mais tout comme la carte à jouer dont il porte le nom, il n’appartient à aucune couleur, à aucun parti. Il accomplit seulement sa propre destinée : désormais, le maquillage, réalisé avec son propre sang, ne fait plus qu’un avec celui qui le porte. La distance entre réalité et fiction s’abolit dans la folie, peut-être la façon la plus cohérente de se comporter dans un univers devenu démentiel. Lorsque le monde extérieur devient plus angoissant que l’hôpital psychiatrique, le joker est la carte de la dernière chance.

No_Hell
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le 23 déc. 2019

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