Scorsese s’était étrangement aventuré dans le conte pour enfants avec Hugo Cabret, avec néanmoins un certain succès. Pourtant, avec Le Loup de Wall Street, il revient à ses premiers amours, en filmant ce qu’on peut considérer comme les gangsters du XXI siècle : banquiers, courtiers en bourse, nouveaux riches… La comparaison entre les deux univers n’est pas si évidente que ça mais a le mérite de s’imposer dans l’esprit du spectateur pendant tout le film.
Je comprends tout à fait que beaucoup de personnes aient pu s’insurger contre ce film. Les personnages sont les pires rebuts de l’humanité et pourtant, difficile de détourner le regard de la vaste orgie fabuleuse proposée par Scorsese. Inspiré de la vie de Jordan Belfort, le film se veut clairement amoral (et pas immoral !).

Avant de parler de cet aspect là, j’ai trouvé que l’ascension de Belfort au sein de la haute finance mondialisée a quelque chose de symbolique dans son traitement à l’écran. On semble suivre l’évolution de la société américaine à travers son histoire récente. Les débuts sont calamiteux pour le personnage de Belfort : à peine entré sur le marché du travail qu’il se fait dégager en même temps que tout le monde dans sa boite. Vient alors l’avènement du capitalisme à l’American Dream : tout le monde peut réussir à condition d’être doué. Belfort est un self made man, origines qui lui seront à peine rappelées à de courtes reprises durant le film. Il s’est crée de lui-même, en répondant à de misérables annonces dans la feuille de choux locale. Cela correspondant globalement à la seconde moitié du XXe siècle, avec l’émergence d’une vaste classe moyenne américaine. Sa femme est coiffeuse, un peu con-conne sur les bords, mais il l’aime, parce que c’est comme ça. Aucune alternative ne semble être possible.
Par la suite, on voit poindre l’influence des années 80, la décennie ultralibérale reaganienne. On l’avait déjà entrevue lors des premiers « coups » de Belfort dans son stage initial. Comment espérer pouvoir avoir un job « normal » et « moyen » quand on a connu l’ivresse d’adrénaline et de fric des marchés ? Belfort crée donc sa propre société en recrutant quelques mecs normaux assortis de voyous de petite influence, et c’est tout l’univers financier qui peut trembler.
Le reste du film, en plus de se passer vraisemblablement dans les années 90, en adopte les us et coutumes : tout est bon à l’orgie généralisée, celle des nouveaux riches, pas les « fils de », mais bien celle de la classe moyenne parvenue à un sommet inimaginable d’opulence. Dans un de ses nombreux monologues, Belfort assène qu’il a plusieurs drogues à son compte : la « classique », les médocs, l’ivresse de la finance, le sexe (il largue sa femme pour baiser à tout va un canon de chez canon), et surtout l’argent. On retrouve là, et durant tout le film, cet argent décomplexé, présenté comme immoral devant les sommes astronomiques engrangées. Devenu une fin en soi et non plus un moyen, il est utilisé à mauvais escient, ou comme le dit le personnage de dingue de Matthew McConaughey, il n’est utile que virtuellement, dans un monde où les traders font et sont la loi. Ivresse donc d’avoir toujours plus quelque chose qui finalement n’existe pas, ou alors sur un écran d’ordinateur, déconnecté de toute réalité économique. On peut donc voir que le Loup de Wall Street est une vaste satire, qui plus est efficace, de cet argent-Roi impérial, et des immondices qui l’utilisent pour tous leurs vices les plus pervers.

A mon avis, ça serait une interprétation erronée, ou plutôt incomplète de la réalisation de Scorsese. Le film est clairement amoral, a contrario d’être immoral. Evidemment qu’il l’est, mais je pense qu’il faut ajouter cette touche d’amoralité par-dessus pour en comprendre toute l’intelligence. Je m’explique : la plupart des films traitant sur ce sujet préfèreront sans doute une catharsis punitive pour exposer le monde de la finance qui va en dégénérant. Ça serait presque trop facile. Tout comme les médias et la bien-pensance s’offusquent du monde footballistique qui part en vrille avec les sommes d’argents investies dans le moindre transfert, on serait tenté de taper gratuitement sur ces pigeons de la finance. Combien de fois a-t-on pu lire « quelle indécence de gagner autant alors l’usine du coin vient de fermer et que plein de gens sont au chômage » ? Un bon milliard, environ, et la société française n’en est pas avare d’ailleurs (haine du riche étrangement à la mode, complexe avec l’argent…).
L’intelligence de Scorsese pourrait se résumer ainsi : « pourquoi ces gens font-ils ça ? » « Tout simplement parce qu’ils le peuvent ». Aucune limite morale ne saurait leur imposer quoi que ce soit. Il faut l’intervention fédérale pour qu’enfin, on trouve trace d’un ralentissement dans la folie de cet univers, et encore… Qu’on soit bien clair : oui, Le Loup de Wall Street regorge de scènes d’une misogynie ostentatoire ; oui, il pullule de gens qui fument et sniffent tout ce qui leur passe à portée. Est-ce à dire qu’il fait de ces actes une logique de vie ? Qu’il les accepte comme tels ? Qu’il les fait passer pour nobles et acceptables ? Aucunement. Quand on voit les campagnes contre le film sous prétexte qu’il serait ignoble pour la condition féminine, on serait bien tenté de rire. Si vous ne voulez pas de meurtres dans votre vie, n’allez pas voir de films de serial killers.
Scorsese rend acceptable pour ses personnages l’inacceptable. Et c’est là que réside l’essence de son film. Toute la salle était comme dopée par les exactions de Belfort et de sa bande. Grands éclats de rire, on lance des nains, on sniffe de la coke entre les fesses d’une pute, on rampe comme on peut à sa voiture, on conduit comme un malade… Les personnages font ça parce qu’ils le peuvent, tout simplement. Il n’y a qu’à observer toute la salle rire aux éclats pendant les trois quarts du film pour s’assurer de l’ampleur du travail de fond opéré par Scorsese. Là où les habituels pamphlets anticapitalisme sauvage abusent d’une catharsis pitoyable pour vendre leur merde infâme et populiste, Le Loup de Wall Street propose une purge remarquable et osée. Scorsese nous gave, littéralement et concrètement, d’images, de couleurs, d’actions, de répliques, dans le but de nous rendre malades à vomir de cet univers en apparence si attrayant. « J’ai du fric donc je m’amuse comme je veux » est le slogan qui anime le film. Donc quand apparait le personnage de l’agent du FBI, c’est comme si on se réveillait d’un doux et agréable rêve. Ces salauds de fédéraux vont vouloir nous en foutre plein la vue avec leurs menaces et leurs enquêtes. Et c’est là qu’on voit d’un coup l’euphorie collective retomber, aussi bien à l’écran que dans la salle : moins de rires, moins d’ivresse, tout le monde est un peu plus gris, plus triste, et un peu en colère contre cette pseudo-régulation. Le mec est agent du FBI, mais il prend le métro avec les ploucs de N-Y, de quel droit il ose s’attaquer à Belfort ?!
Arrive alors la partie que j’ai la moins appréciée du film : le fall. On le sent poindre dès les premiers instants, mais c’est le seul moment où Scorsese m’a un peu déçu, avec un côté moraliste absent jusque là. Néanmoins, quelques bons moments sont à signaler, comme la sortie du garage par Belfort, précipitée et complètement folle, qui signifie le dur retour sur terre d’un homme qui n’y a jamais vraiment vécu jusque là.

On pourrait disserter pendant longtemps sur le fond du film, incroyablement ajusté à sa forme. Musique et ambiance de dingue(s) durant trois heures, photographie excellente qui donne au film à la fois un coté aseptisé et un aspect dégénéré, avec toute cette chair et ce vice honteusement exposé. A ce sujet, les « discours de guerre » de Belfort à ses « troupes » (on ne peut pas de ne pas les appeler autrement) sont parmi les sommets du film, étonnamment décomplexés et originaux.
Sur les acteurs, difficile de dire quelque chose de DiCaprio, époustouflant de bout en bout, et je pèse mes mots. Idem pour toute la team de Belfort, à commencer par Jonah Hill, dans un registre de folie qu’on ne lui connaissait pas à ce point. Même Jean Dujardin y va de son petit, mais important rôle. J’avais peur de le voir cantonné dans un vieux rôle anecdotique ; au final, il semble bien s’amuser, et nous avec.


Il m’aura donc fallu attendre le 25 décembre pour que sorte le meilleur film de l’année 2013 (à mon humble avis). Le Loup de Wall Street est le coup de pied que j’attendais depuis quelques temps dans la fourmilière bien-pensante et moraliste des habituels poncifs de ce genre. Scorsese signe là une réussite générale, que cette critique ne saurait rendre dans sa totalité (des bribes de film pourraient me revenir et viendraient s’ajouter à ce que j’ai déjà dit sur le sujet). Qu’on soit juste venu là pour voir une orgie de trois heures ou pour admirer une brillante et fine critique du capitalisme sauvage et dérèglementé, tous les degrés de lecture seront satisfaits, comme ça a pu l’être dans mon cas. A tel point que j’hésite même à aller le revoir bientôt, c’est pour dire.

PS : et que dire de la scène finale, avec les regards fascinés des gens présents dans la salle de conférence ? Ça me revient maintenant mais c'est bien joué aussi. Encore.
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le 3 janv. 2014

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Pariston

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