Attention spoilers !

J'ai enfin vu le dernier Scorsese. Sa narration et sa structure sont proches de Casino et des Affranchis, ainsi que cette description quasi-mafieuse des milieux de la bourse. Mais ce n'est pas cela qui m'a impressionné dans le film. C'est davantage l'intelligence et la densité du point de vue de Scorsese. Qu'est-ce qui sépare Wall Street et sa troupe de prestidigitateurs malhonnêtes d'acteurs hollywoodiens ? Rien, semble nous dire Scorsese qui ne conçoit jamais Wall Street et Jordan Belfort que comme une scène de tournage où un performer semble se mettre en scène. Le début intrigue, une publicité où des courtiers se mettent en scène, puis le film commence et tout semble de l'ordre de la farce. La photo fait très fake, la coupe de McGonaughey aussi, et la narration passe par une voix-off, celle de Di Caprio/Belfort qui, tel De Niro dans Casino, semble omniscient. Un commentateur de sa propre vie, qui voit le film avec nous.

The Wolf of Wall Street est un film de Martin Scorsese, certes, mais c'est encore le film de Jordan Belfort dans celui de Scorsese. Belfort n'est jamais vu autrement que comme un acteur de sa propre vie, un performeur. C'est ce qui explique Di Caprio qui n'a jamais autant été Di Caprio, c'est à dire un entertainer, un jeune premier virtuose dans son cabotinage, dans l'exagération très ostensible de son jeu. Di Caprio est donc Belfort, Belfort est donc Di Caprio, personnage et acteur se confondent dans une même dynamique d'acting, de performance. Belfort-Di Caprio n'est jamais autre chose qu'un illusionniste qui commence à jouer (dans le sens théâtral du terme) sur sa femme, sur ses clients (pauvres puis riches), sur ses associés, sur le FBI ...etc etc, et enfin sur le spectateur lui-même (c'est ce qui explique, mieux que jamais, le dispositif scorsesien du personnage qui raconte le film). C'est le film de Belfort que Scorsese filme, tout est bien trop faux, trop exagéré pour être autre chose que du cinéma. Il y a du De Palma dans the Wolf of Wall Street, dans cette ostensible prestidigitation. A la différence près que chez De Palma, ce qui justifie le dispositif de monstration de l'artifice, c'est le plaisir de la destruction (et en même temps, celui de la célébration) du cinéma. Chez Scorsese, la logique est toute autre, puisque la "cassure" de l'illusion épouse la trajectoire du personnage. Le contrat de Scorsese, c'est d'épouser totalement le point de vue de Belfort, de ne voir qu'à travers ses yeux. Mais Belfort est un acteur ET un metteur en scène, c'est pourquoi, comme dans le Spring Breakers de Korine, aucune distance n'est installée entre le cinéaste et le monde qu'il filme. Il y avait déjà, de manière sûrement moins bouclée, moins radicale, cela dans Casino et les Affranchis, où des gangsters désabusés rejouaient des tragédies grecques. La dynamique est similaire ici.

Belfort joue et performe son propre film, celui qui célèbre l'argent et le matérialisme de bout en bout mais surtout celui où Belfort se met en scène. C'est ce qui justifie, cette fois-ci, de ne pas offrir une sortie tragique et héroïque au film (et c'est là, entre autres, que Michael Bay s'est cassé les dents sur son Pain and Gain). A la fin du film, la performance continue, devant les yeux ébahis des spectateurs (le plan final leur est réservé, Scorsese bouclant ainsi son film dans une virtuose mise en abîme).

Véritablement, cette perception de Belfort justifie absolument tous les choix esthétiques et scéniques du film. La photographie est trop léchée pour qu'il y ait une quelconque volonté de reconstitution de la part de Scorsese, les situations trop grotesques pour qu'on puisse y voir autre chose que du cinéma. Et comme le film épouse la perception de Belfort, alors il s'agit d'un film dans un film. Di Caprio est un acteur, Belfort aussi. Mais un acteur interagit toujours avec d'autres acteurs : c'est pourquoi l'on retrouve toutes ces figures connues, qui jouent leur propre rôle. Hill fait du Hill et Dujardin du Dujardin. Scorsese a volontairement choisi des acteurs qui en font trop pour qu'eux et leur personnage se confondent. Et il a pris soin de ne pas les grimer. Pour qu'on les reconnaisse. C'est le cas par exemple du passage où Belfort introduit Madden, véritable moment de performance dicaprienne comme il en a le secret. L'acteur ressurgit dans le costume de Belfort mais ce n'est pas la première fois. Et la force de Scorsese, c'est de suivre Di Caprio-Belfort jusque dans les scènes les plus fausses, les plus grotesques (la prise de Lemmons qui donne lieu à une situation des plus farcesques). Pas grave, tout ceci n'est encore une fois que du cinéma et de la performance.

Mais Belfort fait son film à partir des images qu'il a lui-même regardé, en l'occurrence des publicités de propagande (le film s'ouvre là-dessus et le dispositif publicitaire revient au moment de l'arrestation de Belfort) et des dessins animés. La connexion est inratable lors du passage où Belfort, défoncé, regarde Popeye s'empiffrer d'épinards à la TV, puis singe son geste, de la poudre dans le pif.

En bref, The Wolf of Wall Street est un film dans le sillon de Casino et des Affranchis mais c'est surtout un film dans un film, et un formidable jeu de miroirs et de mise en abîme cinématographiques qui ne disent pas leur nom. Scorsesien jusqu'au bout des ongles.
Nwazayte
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le 26 janv. 2014

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Nwazayte

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