L’écologie est, selon la définition du Larousse, « une science ayant pour objet les relations des êtres vivants (animaux, végétaux, micro-organismes) avec leur environnement ainsi qu’avec les autres êtres vivants ». En somme, l’écologie est une pensée du vivant, nous pourrions même dire des vivants. Pourtant, dans son dernier long-métrage, le cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi met en scène des êtres à la lisière de leur disparition. L’introduction tourne autour d’un père cherchant sa fille perdue dans une forêt. De cette façon, le cinéaste introduit l’espace d’un petit village en montagne et la forêt environnante ; par des plans longs où l’on coupe du bois pour remplir la cheminée, où l’on remplit des bouteilles d’eau en les cherchant à la source, Takumi et les habitants semblent en cohésion avec cet espace. Par un long travelling regardant les arbres depuis le bas, une forme de tranquillité s’installe, accentuée par la musique d’Eiko Ishibashi. Jusqu’à un cut brutal la faisant disparaître. Basé sur une dynamique de la dichotomie, le film d’Hamaguchi joue constamment sur deux approches.


Là où ses précédents films sont basés sur les dialogues, ce n’est qu’au bout de longues minutes que des mots sont prononcés. Takumi et Hana n’ont pas à extérioriser leurs pensées car tout se joue dans leurs gestes : faire corps avec le décor, ne pas le déranger mais vivre en paix avec. À l’opposé, Mayuzumi et Takahashi, deux représentants d’une firme de “glamping” (un mélange entre le camping et le glamour…) se doivent d’extérioriser, parler mais surtout expliquer. Un malaise s’installe lorsque, en perte de contrôle face aux villageois et villageoises, les employés perdus dans leurs statistiques s’opposent par le champ-contrechamp (presque trop net) à l’inquiétude des habitants. L’enjeu du langage redevient primordial en devenant une problématique de communication. Si la situation peut faire ressentir un malaise comique, elle n’en reste pas moins violente. D’une part, une structure capitaliste voulant se réapproprier des terres en détruisant un écosystème. De l’autre, des employés écrasés par la tâche ingrate de leur supérieur (qui n’osera jamais venir au village). Un point commun : aucun des deux ‘’camps’’ n’est entièrement responsable, pourtant chacun inflige du mal à l’autre.


La question que formule l’un des villageois est celle, on ne peut plus d’actualité, de l’eau. En redéfinissant l’espace naturel, le projet de glamping bouscule la bonne répartition des ressources. En haut de la montagne se situera le site où les touristes vivront tandis qu’en bas restera le village, ses commerces et ses habitants. En somme, une lutte des classes se rejoue entre des élites s’accaparant les richesses, laissant les restes au peuple. Par les mots se concrétise une problématique plus large et complexe : comment faire communauté ? Car si la scène peut faire pencher la balance du point de vue des habitants, le long-métrage n’oppose pas mais juxtapose. Comme des points qui essaieraient de se réunir sans pouvoir pleinement s’accorder, c’est sur cet équilibre vacillant que se joue l’intrigue. Chacun et chacune participe à la fragile cohésion du collectif mais rien que l’évocation de ce projet formule un trouble.


La mise en scène d’Hamaguchi tend vers deux pôles : le récit social, politique et intime d’une communauté et un horizon fantastique, irréel qu’amène la mystique de la nature. La première partie expose un lieu et son quotidien tandis que la seconde confronte des étrangers à ce même espace. En cela, la coupure brutale d’un environnement à un autre (la transition entre le village de Mizubiki et Tokyo) opère une bascule majeure dans le récit. En suivant les deux employés du projet de glamping, nous quittons un rythme pour un autre. Un plan fixe sur Tokyo jouant sur des sons agressifs fait ressentir la différence entre les deux espaces. Là où l’on prenait le temps de ressentir la matérialité de la nature et son aura, il paraît impossible de s’imprégner du cadre de la grande ville mondialisée. La réunion de sourds entre les employés, relayant l’inquiétude des habitants à leur supérieur expose ce décalage et l’impasse de cette logique industrielle.


De retour au village, Takahashi veut réparer ses erreurs en démissionnant pour vivre dans ce village. Mais est-ce qu’une personne étrangère peut faire corps avec cet environnement ? Si la plupart des récits aux ambitions écologiques prennent le parti de montrer la dangerosité de l’homme sur la nature, Hamaguchi n’oublie pas de rappeler qu’il peut provenir de la nature elle-même. Comme une réponse aux atteintes perpétrées, la Nature n’appartient à personne, ni même à l’humain qui voudrait bien faire ou celui qui y vit depuis toujours. Le film rejoue des images, notamment celle du coupage de bois en y ajoutant un intrus, Takahashi essayant de prouver sa valeur. La lenteur du plan déplace la mise en scène du quotidien en un instant de malaise. Malgré sa bonne volonté, il ne semble toujours pas être à sa place, métaphoriquement ou au sein du cadre. En forme de reflet, le long-métrage continue de rejouer son introduction en faisant de nouveau disparaître la jeune fille, coupant le lien qui se développait entre les habitants et les employés.


La dernière partie forme un trouble par une mise en scène s’attardant sur des moments de pause : l’attente d’un personnage pendant la recherche de la fille ou un plan symbolique (une goutte de sang). Le film semble déborder, comme si une tragédie invisible avait lieu hors du cadre. Au sein de ce cinéma de la communication, l’émotion se cache entre les dialogues et au sein de la solitude de ses protagonistes. Dans sa conclusion, le refoulé passe par la violence de l’humain dans une confrontation avec les forces de la nature. La brutalité avec laquelle la conclusion advient bouleverse l’équilibre de la mise en scène, montrant une réconciliation impossible. À l’image du reste du film, cette conclusion joue sur deux plans juxtaposés : lenteur et rapidité, parole et silence, douceur et violence. Difficile d’émettre un jugement clair face aux dernières minutes, incarnant autant la déliquescence d’une communauté qu’une impossibilité d’harmoniser le vivant. Pourtant, la jeunesse reste, comme un dernier espoir face à la violence destructrice des adultes. Et si le mal était déjà là et qu’il fallait, finalement, vivre avec ?


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le 29 mars 2024

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Jolan F.

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