Pour perdurer, au cinéma, il est essentiel de savoir se réinventer. Et sur ce point, Ryûsuke Hamaguchi semble montrer l’exemple : après avoir déconstruit la solitude féminine et les malheurs du quotidien avec Senses (2015), les sentiments amoureux avec Asako I & II (2018), et explorer les émotions humaines et le processus de création artistique dans Drive My Car (2021), il se renouvelle joliment avec Le mal n’existe pas, ode à la beauté de la nature évoluant entre thriller, fable écolo et film musical.

Une dimension musicale, en soi très étonnante, qui provient des origines du projet et qui donne toute sa singularité au film : tout commence, en effet, avec Gift, un projet de concert live d’Eiko Ishibashi (la compositrice de Drive my car) accompagné par la projection d’images muettes réalisées par le cinéaste. L’absence de dialogues pousse Ryûsuke Hamaguchi à modifier sa façon de travailler : en visionnant les rushes, il décide d’aller plus loin et de transformer ces images en un long métrage de fiction. C'est ainsi qu’il retravaille son langage cinématographique, plus mélodieux, plus sensoriel, accouchant d’une narration moins linéaire et plus impressionniste, composée de morceaux a priori différents mais dont l’emboitement savant forme un tout extrêmement harmonieux : une fillette perdue dans une forêt, sur laquelle plane un danger mystérieux ; un conflit entre des villageois et des citadins venus vendre un projet de “camping glamour” ; enfin un face-à-face entre l’homme et la nature, sur fond de musique planante et de fabuleux paysages.

Les premières minutes, d’ailleurs, vont parfaitement résumer les intentions du cinéaste : un long plan-séquence hypnotique nous accueil, dévoilant à la faveur d’un travelling en contre-plongée le ciel perçant à travers les arbres d’une forêt. Puis, brusquement, un plan fixe interrompt la rêverie en révélant la présence d’une petite fille. L'Eden doit composer avec l’existence humaine. De la même manière, les amples plages musicales d’Eiko Ishibashi vont s’arrêter brutalement pour faire place aux sons de la vie (bruits de pas...) : c’est en passant par ces points de rupture que nous allons ressentir les choses, prendre conscience sans l’aide d’un discours de l’impermanence de la nature et de la nature mouvante de l’être humain au cœur des contradictions de la société contemporaine. Tout cela dans la meilleure tradition du cinéma de Bergman.

Après nous avoir fait profiter des bienfaits d’une nature apaisante, Le mal n’existe pas entreprend un premier pas de côté afin de mettre en lumière l’ambiguïté de cet être humain, ni forcément bon ni foncièrement mauvais : on quitte le milieu naturel pour s’immiscer dans l’habitat artificiel de l’individu, au cœur d’une réunion publique – digne du RMN de Cristian Mungiu – au cours de laquelle le flot des paroles va venir briser l’harmonieux silence qui régnait jusqu’alors. Deux agents de communication viennent présenter en grande pompe un projet de glamping, contraction de glamour et camping, qui se veut avant-gardiste. L'ironie indéniablement perceptible, avec cette idée d’associer joie de la nature et confort des citadins, devient rapidement cinglante lorsque les villageois appliquent leur grille de lecture bien plus terre-à-terre : risques de contaminations des ressources en eau, de destruction de la faune ou encore d’incendies, rien ne semble vraiment sérieux dans le projet des citadins. On pense alors s’acheminer vers un conflit basique entre les villageois, menés par Takumi, et une société mercantile définitivement hors-sol. Mais, il n’en sera rien, puisque Ryûsuke Hamaguchi va une nouvelle fois se réapproprier les leçons de son maitre Kiyoshi Kurosawa et son goût pour le trompe-l'œil.

À rebours de tout manichéisme, en effet, Le mal n’existe pas va opter pour un point de vue nuancé et sensible en suivant les deux agents en question, Takahashi et Mayuzumi. Un virage scénaristique anodin, a priori, mais qui rebat les cartes et les certitudes établies jusqu’alors. Les personnages ne sont plus seulement perçus comme les représentants farfelus d’une urbanisation démentielle, mais vont apparaitre comme des individus plutôt attachants, cherchant à rompre la solitude ou à donner du sens à leur vie.

Mais de nouveau, la narration évolue et change de tonalité : la possible rédemption des citadins s’avère être une fausse piste, le drame va progressivement grignoter le cadre (coup de feu, taches de sang, squelette d’animaux...) jusqu’à malmener nos représentations dans un final surprenant, voire insensé. Un dénouement dont l’opacité peut être frustrante et agaçante, à l’instar de la symbolique employée (la nature, l’enfant, la mort), tant cela peut ressembler à une forme de facilité qui consisterait à laisser le spectateur se débrouiller pour comprendre ce qu’il peut ou ce qu’il veut...

Mais, fort heureusement, la forme filmique vient à notre aide et exprime à elle-seule toute la complexité de l’âme humaine : la tragédie est au cœur d’une humanité qui, sans être mauvaise, ne peut se défaire de sa dimension autodestructrice, de sa propension à salir son propre paradis. Tout est dit dans la séquence du coupage de bois effectué par Takumi et interrompue par Takahashi : ce dernier prend la place du villageois par amusement, par distraction, souillant par maladresse un rapport à la nature qui était sanctuarisé et ritualisé (l’eau que l’on recueille, le bois que l’on coupe dans une forme de respect). Malicieusement, alors, la question sur le mal s’avère beaucoup plus épineuse : qui sont les agents du mal, entre les citadins inconscients et les villageois ostracisant ? A partir d’une observation de Mère Nature contre la laideur des actions de l’homme, Hamaguchi tire un pamphlet cinématographique aussi subtil que touchant sur l’ambivalence de l’être humain. Brillant !

Créée

le 14 avr. 2024

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Procol Harum

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