Le Mal n'existe pas (mais le diable est dans les détails)

Après la claque Drive My Car, j’étais prêt à tendre l’autre joue pour m’en prendre une deuxième car depuis Asako I & II, j’avoue faire partie de ceux qui voient en Ryusuke Hamaguchi, 45 ans seulement, un maître capable de faire de l’ombre à l’aura d’un Kore-eda. Tous deux ont la capacité de bâtir une filmographie cohérente dans leurs thématiques, susceptible de plaire aussi bien au grand public qu’aux critiques les plus exigeants, leurs films étant assez riches pour supporter plusieurs revisionnages. À cela s'ajoute une capacité à se renouveler (ainsi Kore-eda et son dernier film, L'Innocence).

Cela pour dire que je n’ai pas été déçu par son nouveau film Le Mal n’existe pas, à l’origine simple court-métrage (pour illustrer un concert) en collaboration avec sa compositrice Eiko Ishibashi avant de se voir transformé en long. La claque a bien eu lieu et je sens que le deuxième visionnage sera sans doute plus riche que le premier. Pourtant, rien de bien original a priori dans l’histoire. À Mizubiki, petit village près de Tokyo perdu dans la nature, des habitants voient l’équilibre précaire de leur existence mis en péril par le projet de la construction d’un « glamping » (contraction de glamour et de camping, sorte de camping tout confort pour les pauvres citadins ayant besoin de déstresser). Parmi eux, Takumi et sa fille de huit ans, Hana. Il n’a pas vraiment de métier, on devine qu’il est veuf (ou bien simplement divorcé) et qu’il est un peu l’homme à tout faire dans le village, ayant une connaissance absolue de l’univers naturel dans lequel il vit. Quant à sa fille, Hana, elle ne semble pas gênée le moins du monde par cette existence éloignée des séductions urbaines, et les longs kilomètres en pleine nature qu’elle doit affronter pour rentrer de l’école ne l’effraie pas, au contraire, son prénom semblant la prédestiner à cette existence rythmée par les saisons.

Le film ne fait qu’une heure quarante-cinq et ne raconte finalement que peu de choses. La première demi-heure montre quelques scènes illustrant l’existence modeste de Takumi et d’autres villageois. Puis vient une longue scène (vingt minutes) d’une présentation par deux employés du projet de glambimp, présentation qui sera suivie d’une discussion avec les villageois un rien houleuse. Les quarante minutes qui suivent sont consacrées aux tentatives des deux employés pour essayer de mieux comprendre les villageois et essayer de trouver des compromis. Arrive enfin le dernier quart d’heure et là, mieux vaut ne rien en dire.

On le voit donc, il ne se passe pas grand-chose, et cela est accentué par les nombreux plans contemplatifs de la nature. Nous sommes plongés dans un univers qui possède son propre rythme, loin de celui propre aux villes. Bien sûr, on peut être agacé et tenté de regarder sa montre. Mais si on est sensible à la beauté visuelle des plans et à la beauté épurée de la musique d’Eiko Ishibashi (qui avait déjà composé la musique pour Drive My Car), le film passe en vérité assez vite (même sentiment avec le précédent film, qui durait pourtant trois heures). Et il est probable qu’il passe encore plus vite lors du deuxième visionnage, c’est-à-dire en ayant pleinement conscience de ce qu’il va se passer dans les cinq dernières minutes.

J’ai pu lire que certains critiques avaient évoqué David Lynch en évoquant cette fin. En effet, il y a un peu de ça. Sans déflorer, il se passe quelque chose d’assez inattendu et mystérieux qui vous fait froncer les sourcils et vous fait quitter la séance, à la fois séduit et contrarié, en quête désespérée d’indices pour comprendre ce qu’a voulu signifier le réalisateur. Et comme pour beaucoup de films de Lynch, on se lance donc dans de nouveaux visionnages pour essayer de mieux interpréter, de mieux repérer des indices signifiants.

Dès lors le film n’apparaît-il plus comme une simple collection de jolies vignettes picturales mais comme une histoire tenant bien gardé un secret, et l’on se met à réfléchir sur des scènes, anodines en apparence mais n’attendant que notre imagination pour se voir vectrice d’une interprétation amenant à l’explication du mystère final. En y réfléchissant, je me dis ainsi que je jetterais bien un sort à la scène où l’on voit Takumi faire un dessin au crayon où sont représentés les deux employés, mais aussi à celle où ces mêmes employés discutent de manière anodine dans leur voiture les menant à Mizubiki, ou encore à cette institutrice tout sourire qui laisse partir les petites filles toutes seule pour rentrer chez elle, enfin à l’employé qui demande à Takumi la permission de couper du bois façon Charles Ingalls.

Quant au titre, il est évidemment retors et, associé, à la scène finale, pourra lui aussi donner envie de retourner au film, en pensée seulement ou par le biais d’un deuxième visionnage. Pour ma part, j’ai une certitude : vivement la prochaine mornifle de Hamaguchi !


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Créée

le 15 avr. 2024

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