Block Buster
Le Mécano de la Général est un excellent film et ce pour trois choses : son humour, ses cascades et pour ses machines à vapeur. J'ai eu l'occasion de le revoir en ciné-concert, les images...
le 27 avr. 2012
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On pourrait dire de Buster Keaton, amuseur d’exception, émérite ingénieur de formes, athlète hors concours, qu’il est également architecte et géomètre, chorégraphe et maître des nombres. Avec Le Mécano de la Générale, il offre à admirer la mécanique incroyable d’un univers livré à son propre mouvement. Dans aucun autre film il n’a tenu de bout en bout cette course sans essoufflement, sans oxygène, sans respiration, autour de laquelle s’organise son récit. Le Caméraman, Cadet d’eau douce ou Les Lois de l’Hospitalité en offrent sporadiquement des exemples, parfois pendant des séquences entières, parfois juste au détour d’un raccord. Mais ici, du premier trait d’humour jusqu’au dernier, les personnages, l’action, l’Histoire et les spectateurs sont entraînés dans une dynamique à laquelle rien ne résiste, à laquelle surtout rien ni personne ne peut avoir l’idée de résister. Quand la plupart des comiques de l’époque trouvent leur inspiration et leur raison d’être dans l’opposition consciente ou intuitive au cours naturel des choses, Keaton élabore son art en se coulant dans le rythme du monde, en tentant de s’accorder aux nécessités du milieu où il évolue. Fameux gag des enfants qui le suivent partout, au début du long-métrage : il fait semblant de partir, attrape son chapeau et initie un déplacement vers la porte, déplacement que seuls les jeunes garçons mènent à son terme en disparaissant. Il faut créer du flux, ou bien se perdre dans le flux existant (combien de scènes, dans ses films, de rivières en crue, d’êtres emportés par le torrent). Soit tout le contraire des héros burlesques qui, parfois bien malgré eux, affrontent la foule, escaladent des façades, bravent les policiers. Buster se laisse transporter, glisse, nage, cherche le geste rationnel qui s’ajustera à d’autres forces physiques, le tempo qui lui permettra d’échapper au courant sans le contrarier, en étant lui-même plus rapide. Ce n’est pas une conscience qui s’oppose, pesant de son humanité sur le fil des évènements ; c’est avant tout un corps qui s’allège ou s’alourdit, se penche ou se redresse, pour mieux épouser l’adversité. Un sang-froid inaltérable, une absence totale de complexes, une faculté d'adaptation quasi surhumaine lui permettent d’enchaîner les exploits et de mener à bien les entreprises les plus insensées. De cette conjoncture naît le choc poétique keatonien, phénomène purement visuel lié à une mise en ordre inattendue du réel, et qui contraste avec la poésie plus sentimentale d’un Chaplin.
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Comme celle de Bilbon, l’aventure de Johnnie Gray est l’histoire d’un aller et d’un retour. Elle se caractérise par une remarquable simplicité structurelle : le héros poursuit sa locomotive volée par les Nordistes avant d’être poursuivi à son tour, dans l’autre sens, une fois l’engin repris au camp adverse. D’emblée étonne la métamorphose en odyssée extravagante d’un haut fait de la guerre de la Sécession, à savoir le raid d’Andrews, du nom de l’espion unioniste qui parvint à s’emparer d’un train à Big Shanty, en Georgie, pour saboter la ligne Atlanta-Chattanooga. Mais plus encore, impressionnent les jeux de rime et de symétrie entre les deux voyages, comme si le film était rigoureusement plié en son milieu. Les incidents de la seconde partie découlent avec une logique infaillible des péripéties de la première. Unité de lieu, unité de temps, unité d'action : cette Générale roule sur des rails aristotéliciens. Ainsi le jet d’adresse d’une poutre sur une autre pour évacuer la voie s’inverse lorsque les madriers lancés dans le tender font tomber ceux qui s’y trouvaient déjà ; ainsi le manche de la hache utilisé par Johnnie pour alimenter le feu préfigure le gaspillage du manche à balai qu’il jette dans la nature lors de la scène de dispute avec Annabelle, laquelle n’a guère conscience des priorités et ne peut s’empêcher de transformer la motrice en petit intérieur bourgeois et propret ; ainsi le tir de canon à l’horizontale qui menace le héros anticipe sur celui qu’il réalise à la verticale, tir tout aussi dangereux pour lui, mais qui par chance détruit le barrage et scelle la victoire des Sudistes. Pour se bâtir, un tel comique a besoin de l’espace le plus vaste possible. Il se définit comme le champ d’exercice d’un mouvement pourvu de trois attributs essentiels. Le rectilignité, d’abord : peu importe que le trajet de la locomotive comporte des courbes ni qu’il soit filmé en profondeur. On le perçoit presque toujours transversal, de la gauche vers la droite, car il convient de distinguer l’espace pictural, qui est celui de chaque cadrage isolé, et l’espace filmique restitué par le montage. L’uniformité, ensuite : ce tracé n’est que la conséquence du principe d’inertie, loi fondamentale de la matière. Il n’y a donc pas d’accélérations, pas d’arrêts, pas de paliers. Le suspense est continuel et peut dès lors s’autodétruire. La continuité, enfin : à la fois dans l’espace mais aussi dans le temps. Le respect de la durée réelle aboutissant à une grande vérité de jeu, la stylisation de l’impassible Keaton n’est due qu’à sa prodigieuse habileté d’acrobate. Elle lui permet d’éliminer les pauses sans entamer le naturel. Chez lui aucune expression faciale, résidu de l’ancienne mimique, mais des gestes exigés par l’action et dont l’efficacité est prouvée à tout instant.
Il en résulte — tout est logique — que les valeurs défendues par le personnage sont celles du monde où il vit et sur lesquelles il a tendance à renchérir. Ce moralisme lui a longtemps aliéné une intelligentsia qui lui préférait l’anticonformisme de Charlot. Rien de corrosif ici. Pas de critique de la société établie mais, sous le respect et les égards qu’on lui témoigne, celle-ci ne laisse pas moins apparaître ses contradictions. La croyance du protagoniste en la pureté d’un idéal chevaleresque se heurte à la dureté constitutive des choses et des hommes. Nulle trace cependant de la folie et de l’amertume d’un Don Quichotte : Johnnie évoquerait plutôt Perceval. Si ses signes extérieurs rapprochent le film de certains westerns pro-sudistes qui lui sont contemporains, le cinéaste ne participe en rien à leur idéologie nostalgique. Il agit moins en patriote qu’en solitaire, dans une incroyable dépense d’énergie. Courses folles, sauts téméraires et culbutes débridées sont réalisés sans doublure ni trucage. La dextérité de ces dérapages périlleux et loufoques est d’autant plus stupéfiante que la lourde logistique déployée à l’écran est bien réelle. Le risque de catastrophe est donc visible et le comique de comportement, de situation et de destruction se décline sur la seule performance du comédien face au danger. Mais dans ce mouvement implacable, méticuleux, automatique, entièrement dénué d’intentionnalité, Keaton efface l’agression, la pression, trouve toujours le moyen de tirer profit de sa maladresse ou de sa malchance — comme le passager dans la nacelle d’un ballon ne ressent aucun souffle d’air, porté par chacun d’eux. Sans doute est-ce sa ruse suprême que de courir au diapason du temps pour lui échapper. Et de fait son personnage ne vieillit pas : c’est comme si rien ne fondait pour lui une expérience, ni périple ni combat, ni épreuve ni victoire. La scène finale pourrait être celle du début ; il a juste fallu entre-temps se concorder aux caprices des mésaventures. Si le héros porte un uniforme neuf, c’est par accident, et rien de sa destinée n’en sera pour autant remis en cause. À l’écoulement historique, au rythme naturel, à l’impulsion sociale, une seule entité peut répondre : le sujet physique. C’est lui, ce corps subjectif, qui débarrasse la voie ferrée des obstacles amoncelés, lui qui envoie le sabre dans le dos de l’ennemi embusqué, lui encore qui trouve le seul angle de visée possible pour le projectile. Pas de hasard ni de coïncidences (ce cinéma est trop physique pour permettre de penser un instant que les gestes y sont aléatoires), mais les affirmations d’une autre puissance que celle de la conscience.
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Mis à nu, Le Mécano de la Générale se déploie donc comme un quadrillage où élans, sentiments et trajectoires possèdent leur équivalent graphique immédiat — un art de la correspondance entre état du cœur, état du corps et état du plan. Exemple canonique : Buster, rejeté par sa fiancée, assis sur les roues de la locomotive. Expression circulaire de la mélancolie : la bielle monte et descend, et Johnnie avec. Ce balancement visualise une pulsion profonde qui s’éveille chez lui : l’achoppement exacerbe la passion. Sur l’étrave de la machine, il affronte l’ennemi en face. Au terme de son périple, Annabelle tombe dans ses bras, après qu’il ait inventé en chemin la plus singulière des chorégraphies amoureuses. Sous cet aspect, Keaton se révèle en complet décalage avec ce qui est en train de se développer et de s’imposer dans le cinéma hollywoodien, et partant dans tout le cinéma qu’on appellera "classique" : il refuse que le récit se construise autour d’une volonté active, sur le modèle du romanesque psychologique. L’avancée narrative est relayée et dépassée par la composition plastique, au-delà des intentions déclarées ou suggérées du héros. Ce sont les images elles-mêmes qui produisent le sentiment de précision surnaturelle, l’émotion de la forme, la géométrie du gag. Ce sont les plans de cinéma qui renseignent sur l’environnement, sur les courants majeurs auxquels est confronté le mécano, et qui créent ainsi l’imbrication à la fois esthétique et dramaturgique entre ses actes et le cadre. Pour le dire autrement, le point de vue du narrateur est à cent lieues de celui du personnage, un peu comme le point de vue du peintre primitif est irréductible à celui des êtres qu’il peint. On n’est plus dans une perspective humaniste, fondée sur des affects universels et partageables, mais dans une saisie beaucoup plus générale, une représentation du monde dont les tenants et les aboutissants échappent totalement au protagoniste. C’est en cela qu’un tel burlesque est épique, soumis à des forces qu’aucune introspection ne peut éclairer, et que seule une perception "non centrée" peut donner à contempler.
Dans cette production comptant parmi les plus onéreuses du muet, tournée au cœur des montagnes et forêts de l’Oregon, la guerre est une donnée cruciale qui transmue les hommes en pantins grotesques et les soldats en quilles à renverser. Elle induit un monde désemparé, prétexte à bifurcations et effondrements, comme débarrassé de la moindre parcelle de vie autonome. Les cinq cents figurants de l'armée sudiste, les machines d'acier et de vapeur qui se pourchassent en dévorant l'eau, le bois, les éléments, telles des Médée avalant leurs enfants, les voies de ballast, les travellings, les wagons, les aiguillages, tout compose une symphonie mécanique qui culmine lors de la bataille de la rivière Rock, où une véritable locomotive est précipitée en contrebas, entraînant dans sa chute un pont entier de plusieurs dizaines de mètres de haut. Buster, l'homme-objet, la serpillière humaine, le roi de la cabriole, semble la dernière personne en laquelle espérer tant soit peu. Dans la Générale, Johnnie a la photo de sa fiancée ; chez sa fiancée, il y a la photo de la Générale. Il associe sans cesse les deux "êtres" dans une tendresse complémentaire. Le Mécano exhibe à merveille la connexion assurée entre intérieur (l’état d’âme) et extérieur (le champ) par ces protubérances que sont les mouvements et les attitudes. De là cette proposition elliptique où le terme médian est tu mais se donne en toute évidence : un homme amoureux, c’est un train filant sur des rails. Union et harmonie, données dans un même geste, du vivant et du matériel. L’univers de l’auteur est certes envahi par les calamités (tornades, femmes en folie, guerre civile…) dont est victime l’innocent. Mais dans quel monde l’innocent n’est-il pas d’abord la victime — sinon, pourquoi serait-il innocent ? Pourtant, dans sa progression vers un succès mérité, et à partir du moment où il entrevoit l’issue désirable, il déploie toutes les ressources de sa ténacité. Ayant trouvé sa vocation, celle du struggle for life, Keaton triomphe des embûches par des détournements insolites ou ingénieux, inverse les positions des uns et des autres selon les aléas du territoire traversé et tisse avec élégance le portrait d’un outsider qui conquiert sa dignité en s’exposant à tous les périls par amour d’une loco et d’une jeune femme. Sa récompense est dans la beauté de l’action et dans la plénitude de la vie qui, si elle n’a pas toujours débordé le cadre de l’œuvre, lui a offert une place imprenable dans la seule immortalité que l’on connaisse : la mémoire.
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Créée
le 22 janv. 2023
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2 j'aime
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le 27 avr. 2012
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20
Je vais sûrement me faire lyncher pour cette critique, mais voici tout de même mon avis sur Le Mécano de la General. Et bien j'ai été grandement déçu par ce film que je n'ai pas trouvé drôle. Je ne...
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le 1 janv. 2012
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Je crois que c'est le premier film de Buster Keaton que j'ai vu étant gosse, je l'ai revu ensuite plusieurs fois, et c'est ce qui a déterminé mon admiration pour Buster dont j'ai toujours préféré le...
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