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Film de Mark Mylod (2022)

The menu, film metamoderne ? Élucubrations hasardeuses d’un amateur de cinéma

Ces derniers temps, j’ai entendu parler à plusieurs reprises d'une notion qui m'était encore étrangère il y a peu : le metamodernisme. Ce phénomène, qui succèderait au modernisme et au postmodernisme, s'emparerait du petit et du grand écrans. Cette évolution expliquerait pourquoi les films et les séries d’aujourd’hui nous laissent une impression si singulière.

Comme tout outil conceptuel, ils peuvent être remis en cause. Mais ils peuvent aussi nous offrir des clés de lecture intéressantes pour mieux comprendre les œuvres de notre temps. Chacun et chacune peut se les approprier à sa guise ou ne rien en faire.

Pour ma part, ces concepts ont bien agité mes neurones ces derniers temps et la manière dont je me les suis appropriés m’a aidé (je pense) à pouvoir pleinement apprécier le film qui nous intéresse : The menu !

Mais c’est quoi donc le metamodernisme ?

Tentative d'explication d'un amateur de cinéma parmi d'autres sans qualification ni légitimité aucune (si ne c’est celle apportée par la notion-même de metamodernisme, on y reviendra).

Le terme modernisme fut inventé dans les années 60 et utilisé pour caractériser rétrospectivement les débuts du cinéma. Ce nouveau medium, rejeton de la révolution industrielle, et inventé (il paraît) par les frères Lumière, offrait un véhicule incroyable à de nouveaux imaginaires. C’est l’effervescence qui s’empare des premiers hommes et des premières femmes qui s’amuseront à explorer ces nouvelles possibilités.

Ces avant-gardistes, à l’image de leur époque, auraient été animés par l’idéal moderniste : la modernité, le progrès et les nouvelles technologies (dont le cinéma) seront le salut de l’humanité. Ils apporteront prospérité et bonheur aux hommes et aux femmes de ce monde.

Cet idéal et cet imaginaire modernistes auraient forgé le cinéma de la première heure. Ce cinéma, c’est celui de la binarité, du manichéisme.

Le bien y est incarné par des protagonistes qui sont les étendards des valeurs de la modernité : la liberté, le dépassement de soi et le progrès.

Les premiers westerns sont la meilleure illustration de ce mouvement (High Noon est un bon exemple). Un shérif, paré de toutes les vertus, se bat au nom du bien commun et de l’ordre pour permettre à la civilisation occidentale qu’il incarne de s’étendre et de ‘civiliser’ l’ensemble des États-Unis, y apportant villes, installations ferroviaires, banques, etc.

Face à ce shérif vaillant, un mal rétrograde, incarné par les populations indigènes et les bandits, fait obstacle à l’arrivée inexorable, inévitable du progrès galopant. Heureusement, la pugnacité de notre héros aura raison de ces forces qui représentent une menace inacceptable à l’avènement de nos sociétés modernes.

On comprend aisément que ces récits aient nourri les imaginaires des hommes et des femmes du début du 20ème siècle. Mais le modernisme, son apologie du progrès et ses promesses de jours meilleurs vont vite faire place à la désillusion. D’abord vient la grande guerre. Les évolutions technologiques font rentrer ce conflit dans un genre nouveau. Les armes chimiques modernes, les armes à feu automatiques, les avions de guerre, les tanks,… sont tous des produits du progrès et de la modernité. Pourtant, ils n’auront semé que mort, horreur et désolation sur leur passage. Ensuite vient la seconde guerre mondiale, les chambres à gaz, Hiroshima, …

Toujours plus d’horreur.

Se serait-on trompés ? Le progrès ne serait pas la solution à tous nos problèmes ?

C’est ce qu’affirmera le postmodernisme plus tard, qui échange l’optimisme naïf du modernisme contre un nihilisme et un désespoir profonds. Orson Welles, Tarkovski, Tarantino, Kubrick et tant d’autres se chargeraient de faire basculer le cinema dans ce nouveau chapitre de son histoire.

Fini le manichéisme, tout le monde est mauvais (ou presque). Fini le dogmatisme (notamment dans la notion de progrès), il n’y a pas de vérité intangible, tout n’est que subjectivité et nous devons reconnaître les limites que cela nous impose en tant qu’être humain et en tant qu’artiste. Le postmodernisme remet en cause les représentations classiques associées au genre, à la race, à la classe sociale, à la création culturelle, etc. Il faut se méfier des représentations et des imaginaires qui nous sont imposés et même de ceux que nous créons.

Advient ensuite le metamodernisme. Le concept que j’utilise pour légitimer les lignes que j’écris ici (on y est revenu et on y reviendra encore). Le metamodernisme souhaite aller plus loin, dépasser le cynisme de son ainé et interroger la démarche artistique elle-même, faisant de cette question un élément centrale de la narration.

Il rejette toujours la sursimplification du réel et la binarité. Et s’aligne globalement sur les constats de son aîné : il n’y a pas de vérité intangible, tout n’est que subjectivité.

Mais si tout n’est que subjectivité, de quoi pouvons-nous bien parler ? Est-ce vain ? Est-ce que tout récit est vide par nature ? Le metamodernisme nous dit que non, certainement pas. La valeur de tout récit est dans l’expression de la subjectivité de son auteur et les conditions de sa production. Il ne s’agit pas d’imposer cette subjectivité mais de nourrir celle des personnes qui y sont confrontées.

Les œuvres metamodernes chercheraient à ne pas tromper leur public. Elles se veulent sincères. Elles s'interrogent sur l'acte même de la création et utilisent le métadiscours pour prendre du recul sur le medium et le récit. Dans le fond, s’il y a quelque chose de vrai, c’est bien notre subjectivité. La partager ne pourrait relever du mensonge. C’est un partage pur, un don à l’autre. Le reste n’est qu’illusion.

Dans The Menu, le réalisateur et les scénaristes s’incarnent dans la figure du chef Julian Slowik (Ralph Fiennes) et de son équipe. Face à eux et elles, un public venu juger leur art, comme au cinema ou dans une galerie, prend place dans la salle du Hawthorn. Ce soir-là, c’est toute une série de représentations archétypales d’’amateurs et d’amatrices d’art’, choisis avec soin par le maître de cérémonie, qui auront droit à la représentation finale, l'œuvre ultime de notre artiste cuisinier.

Les critiques, cyniques, vaniteux, (et surtout) extérieurs à la profession, ont droit de vie ou de mort sur les artistes. Le vieil acteur ringard, qui surfe sur le succès d’un de ses premiers films, se proclame du monde de l'art mais a toujours privilégié la recherche effrénée de la reconnaissance et de la notoriété à la création artistique pure. Les vieux et les nouveaux riches veulent simplement être là pour pouvoir dire qu’ils y étaient pour s'associer symboliquement à un monde dont ils ne font pas partie. Et, enfin, le super fan, est prêt à avaler tout ce qu'on lui présente.

Le chef, qui consacre toute sa vie à son art, est désespéré par l’incapacité de ses convives à pouvoir apprécier celui-ci à sa juste valeur. Personne ne pourra jamais comprendre sa démarche, son engagement, son art. Personne n’en a les moyens, à part lui. Son plus grand fan est incapable de cuisiner correctement, comment pourrait-il saisir la complexité de sa subjectivité ?

La seule qu’il laissera vivre est celle qui est extérieure à tout ce manège. Dans le fond, c’est la plus pure. Il se sent moins insulté par elle qui refuse de s’intéresser à son menu que par les autres clients qui ne peuvent malgré toute leur prétention saisir la complexité de ce qu’il propose.

L’élimination de tous les autres protagonistes redonne à sa création toute sa pureté. L’œuvre, le menu, s’affranchit de ces subjectivités profanes, de ces jugements non-informés qui la pourrissent en les annihilant, tout simplement. C’est l’œuvre ultime. La vengeance de l’artiste.

Le parti pris de The Menu est donc profondément metamoderne. Car il incarne pleinement la subjectivité de ses auteurs et de leur expérience en tant qu’artiste. Le sujet du film, c’est la création artistique. Son point de vue, c’est la subjectivité pleine et assumée de ses créateurs face à ce processus de création. Frustration et ressentiment. Non seulement ils ne pourront jamais présenter l'œuvre parfaite, pire, le monde ne pourra jamais les comprendre pleinement. Á quoi bon continuer à donner toute son âme, sacrifier sa vie au nom de la satisfaction d'un public inculte. Leur ressentiment s’exprime de façon hyperbolique à travers ce menu et sa conclusion macabre. Exutoire jubilatoire pour ses auteurs (et pour nous).

On pourrait aussi considérer que ce film parle de l'impossibilité de nous faire pleinement comprendre par les autres, de partager nos expériences, notre intime le plus profond. Mais c'est une autre élucubration hasardeuse.

J'aime beaucoup ce film, ce concept de metamodernisme et ce qu'il m'offre pour tenter de comprendre les œuvres de notre temps. Il me donne en tout cas la caution nécessaire à l’expression de ma subjectivité. Et c’est déjà pas mal.

SimonMallet
9
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le 19 juil. 2023

Critique lue 37 fois

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Simon Mallet

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