"Savage Messiah' est une nouvelle incursion de Ken Russell dans le film biographique. Il dépeint la vie météorique d'Henri Gaudier-Brzeska, artiste français du début du XXème siècle, disparu sur le front en 1915 à l'âge de vingt-trois ans.


Ce qui me fascine dans la longue filmographie de Russell, c'est la manière dont chacune de ses biographies n'a strictement aucun rapport avec la précédente, malgré la récurrence de certains thèmes. Chaque artiste invente une nouvelle définition pour l'art et c'est peut-être la plus grande réussite que l'on peut attribuer à Russell, pouvoir restituer cette redéfinition dans un écrin qui lui est propre.


Français échappé à Londres, Gaudier intègre différents groupes, s'inspire de sources inaccordables pour faire naître un style qui lui est propre, avant de finalement devenir membre fondateur d'une toute nouvelle formation, le London Group. Ces évènements ne sont pas décrits dans le film. C'est plutôt la relation avec Sophie Brzeska qui prend le devant de la scène.

L'une écrit, l'autre peint et bientôt sculpte, deux pays difficilement similaires bien que consistant tous deux dans un mélange de terre matérielle et de mer d'idées. ll n'y a aucun développement sur la nature de cette relation et c'est tant mieux, vu qu'il n'y a jamais rien d'intéressant à dire lorsqu'on part sur cette voie. Se développe plutôt un amour par soustraction, où s'accumulent les raisons pour lesquelles ces deux personnes n'ont rien à faire ensemble. Les comptes ne sont jamais juste en amour comme en art, la vérité s'exprime plus en gestes qu'en mots, comme lors de cette séquence musicale magnifique où tout passe par des échanges de regard avant la révélation finale : ce seront pas les lèvres qui seront embrassées mais les mains. Ce n'est pas un film romantique, c'est un film de créateurs.


Dans "Savage Messiah", chaque personnage est plus hystérique que son voisin. Tout le monde crie, chante, s'extasie, saute partout. Face à l'art le corps exulte, déborde. "Being an artist is a physical thing" évoquait Russell. Bien sûr, ça emmerde ceux qui veulent étouffer le mystère de la création dans les belles paroles et les beaux concepts, rester tranquillement immobile dans le plus immobile des lieux qui soient, le musée. Le speech introductif du film nous a pourtant mis en garde : "This is not a morgue ! Art is alive !". Il bouleverse les normes, pervertit les gens. Il n'est pas à vénérer.


Pour Russell, la vie ne semble pouvoir s'épanouir que dans un milieu où l'art est en proportions surchargées. Il y a comme un goût d'insupportable dans tout ça. On ne peut vivre d'art comme on vit d'eau fraîche. La soif du corps s'éteint après quelques verres pour revenir avec une tranquille régularité. Cependant quiconque ayant déjà bu à la source de la création sait que l'on finit par se prendre de compassion pour Tantale, que la fréquentation de l'art peut nous plonger dans une perpétuelle insatisfaction, aussi terrible qu'elle est muette. Les plus touchés ne s'en rendant même plus compte : n'avez-vous jamais fait attention à cette folie douce qui semble animer les habitués des établissements d'art et essai ou les collectionneurs de DVD, tous ceux qui notent dans leur carnet le dernier film vu, souriants de voir leur tourment se rallonger ? Plus Gaudier crée, plus il s'agite et hurle. L'art véritable est toujours en trop, Russell l'a bien compris. C'est sûrement pour cette raison que ses films s'affalent dans l'exubérance. "Savage Messiah" est cependant plus minimaliste, plus retenu dans sa forme à cause d'un budget plus restreint.


Dans son fond, le film est resplendissant. Il n'y a peut-être que Russell pour pouvoir restituer toute la frénésie sauvage inhérente à l'art. Le film se clôt sur des œuvres de Gaudier tournoyant sur elles-mêmes dans une salle d'exposition. Même après la mort, le mouvement continue. A croire que le mouvement perpétuel n'existe que dans l'art. Nous n'avons pas fini de crier.

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le 15 sept. 2023

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