Tout part d'une idée simple, explicitée par Clouzot lui-même dès le début du film : « Pour savoir ce qui se passe dans la tête d’un peintre, il suffit de suivre sa main». Quoi de mieux, en effet, que d'observer l'artiste à l'oeuvre, enchaînant les coups de pinceaux sur la toile, pour espérer comprendre le « mystère de la création artistique ». Seulement l'annonce a beau être pompeuse, les choses ne sont pas aussi simples et Clouzot le sait pertinemment : même observé à la loupe, le génie restera un mystère pour le quidam. Par contre, l'artiste, lui, peut être démystifié et son art ainsi plus facilement appréhendé. C'est le principal intérêt du Mystère Picasso : permettre au grand public, au profane en peinture, de dépasser ses idées reçues sur un artiste qu'il a vite fait de caricaturer et de rejeter. Sous la caméra de Clouzot, l'artiste devient un personnage de fiction, un héros de chair et de sang, qui ne pourra compter que sur ses qualités propres (habileté, bravoure) pour surmonter les différentes épreuves et toucher enfin à son but : créer une œuvre.


Dès les premières minutes, les effets de mise en scène se font sentir et nous annoncent le début d'un spectacle unique : le premier plan nous fait découvrir Picasso avant que la lumière ne surgisse et nous révèle la présence d'un atelier qui nous semble irréel ou digne d'un plateau de cinéma. Le décor est planté, l'artiste est au cœur de la piste, le numéro peut débuter...


Que ce soit la lumière, la composition du décor ou la manière dont Picasso entre en scène, tout nous renvoie au domaine du spectacle, au numéro de cirque ou à l'aventure cinématographique. Ce sont des stratagèmes certes un peu grossiers mais qui mettent immédiatement le spectateur dans une position familière : il ne va pas assister à un pensum sur la peinture, mais au numéro d'un saltimbanque qui va jongler avec ses couleurs ou ses pinceaux. L’œuvre n'est plus perçue comme un objet inerte destiné à croupir dans un musée, c'est une matière vivante, en perpétuelle transformation, sur laquelle plane le doute ou l'incertitude : sera-t-elle finalisée ? Le numéro de l'artiste sera-t-il concluant ?


Clouzot mène ainsi son documentaire de la même manière qu'il a conduit ses grands drames, et notamment Le Salaire de la peur. Les premières minutes sont destinées à créer l'ambiance, à nous présenter les personnages (ici, bien sûr, il s'agit du seul Picasso!) et à faire émerger les enjeux dramatiques. Ainsi, outre la présentation précédemment citée, il utilise un vocabulaire et des expressions bien spécifiques afin de mettre en condition son spectateur : « drôle d’aventure », « équilibre sur la corde raide », « drame quotidien », etc. Tout est fait pour suggérer les notions de spectacle et de danger ; d'ailleurs tout au long du documentaire, le terme « danger » sera formulé à plusieurs reprises, que ce soit par le cinéaste ou le peintre.


Comme pour Le Salaire de la peur, la gestion du rythme et de la narration va s'avérer primordiale afin de faire éclore tension et suspense. Les premières minutes nous révèlent l'habileté du héros : en quelques gestes, en quelques traits, les dessins apparaissent et les toiles s'accumulent. Ces premières séquences, peu passionnantes, font office de tour d'échauffement : l'art est maîtrisé mais son exécution n'a rien d’extraordinaire. Les tableaux réalisés demeurent sommaires, simples, « faciles » C'est en interrompant brusquement cette douce litanie que Clouzot instaure du drame et de la complexité. Sous couvert d'un prétexte d'ordre technique (le manque de pellicule), le cinéaste intervient lui-même, se met en scène et donne des instructions au peintre comme s'il s'agissait d'un simple acteur durant un tournage : le temps est compté, l'artiste doit exécuter sa toile rapidement.


Mis ainsi en danger, le héros se sublime et son génie commence à se faire sentir : les figures prennent forme, se chevauchent, se multiplient, se complexifient. On tente de devancer le coup de pinceau et on se met à imaginer le résultat final. Mais en vain, l'artiste récite son art à la perfection, joue avec les formes et les traits, avant de nous perdre dans son univers graphique : d'un poisson naît un coq puis une figure étrange, de l'évidence d'un dessin surgit soudainement un tableau complexe et mystérieux. Une fois le compte à rebours terminé, la caméra s'arrête en même temps que le show, et le spectateur ne peut que contempler le résultat : une toile est née, un génie a été entraperçu. Les deux maîtres ont réussi leur tour.


Finalement, c'est en utilisant les ressorts narratifs propres au film à suspense que Clouzot donne à son documentaire des airs aventureux. Danger, péripéties ou accidents, sont autant d'éléments qui créent du suspense et plongent le spectateur dans l'attente et l'indécision. Même s'il n'atteint pas l'efficacité des œuvres purement fictives, Le Mystère Picasso demeure un vrai film à suspense dans lequel le spectateur va continuellement se demander comment une toile va évoluer, quel chemin l'artiste va entreprendre pour composer son tableau.


On est d'autant plus sensible au choix ou aux gestes de l'artiste que, la plupart du temps, seul le tableau nous est montré. En ayant recours à un matériel spécifique (feutres magiques, encres spéciales, etc.), le peintre peut dessiner au recto de la toile des traits qui seront parfaitement visibles par transparence. L'idée est alors simple, en filmant uniquement le verso, on assiste au pur spectacle de la création : les traits apparaissent çà et là, les couleurs fleurissent et les motifs bourgeonnent sans que nous puissions entrapercevoir l'homme et son pinceau.


En utilisant des procédés purement cinématographiques (le montage va donner l'illusion de la rapidité ; les changements d'angle vont mettre en avant un geste ou une technique employée (feutres, peinture à huile...) ; le passage du N&B à la couleur, de l'écran ordinaire au cinémascope, va venir traduire la complexité grandissante des tableaux ; le recours à différentes sonorités (guitares, cuivres, percussions), va permettre de souligner, parfois de manière trop insistante, le processus de création), Clouzot fait vivre la création picturale à l'écran mais sans occulter pour autant l'artiste lui-même.


Car le cinéaste a beau être derrière la caméra, celui qui mène le numéro, c'est bien Picasso et lui seul. C'est sa main que l'on devine s'agitant aux quatre coins de la toile, ce sont ses mots qui nous inquiètent ou nous rassurent, ce sont ses décisions que nous subissons lorsqu'il efface ou recommence une œuvre, lorsqu'il superpose les peintures ou change radicalement la tonalité d'un tableau. Alors que son visage est masqué la plupart du temps, sa présence ne fait qu'inonder l'écran, comme son talent par ailleurs. Si l'artiste a été démystifié, son génie quant à lui demeure un mystère insoluble.


(7.5/10)

Créée

le 22 mars 2023

Critique lue 38 fois

2 j'aime

Procol Harum

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