Œuvre majeure, éprouvante et bouleversante, Le Pays du silence et de l'obscurité repousse les limites du genre documentaire : c'est une main tendue vers ceux que plus personnes ne touchent, c'est une attention qui se porte sur ceux que plus personnes ne voient, c'est la prise de conscience de l'ampleur de leur solitude, de notre propre incarcération.
Pour nous alerter, Werner Herzog fait la seule chose dont il est capable : il filme. De films en documentaires, il martèle sans cesse les mêmes discours, éructe les mêmes mots, nourrissant à l'infinie ses propres obsessions : les murs sont partout, dans le monde, dans nos sociétés, dans nos corps. Seulement, le cheminement intellectuel de l'homme va de pair avec celui de l'artiste, son sens de la mise en scène évolue, la portée de ses images également.
Avec Les Nains aussi ont commencé petits, c'est par le biais de la farce qu'il bouscule nos certitudes. Si la méthode est efficace, elle porte néanmoins les limites de sa propre radicalité. Avec Avenir handicapé, la sensibilité de l'homme se fait jour, son propos devient plus audible sans perdre en impertinence : s'il s'intéresse aux enfants victimes de la thalidomide, c'est pour mieux pointer du doigt les manquements de nos sociétés modernes envers celui qui est différent. Le vrai sujet est donc moins la personne handicapée que la personne souffrante, celle qui voit sa vie entravée par de multiples barrières, somatiques ou sociétales. Le Pays du silence et de l'obscurité, ainsi, nous convie à visiter ce pays carcéral où les habitants ont perdu leurs sens, où l'existence elle-même n'a plus de sens...
La lumière crue, l'absence d'artifice, les gros plans ou les plans-séquence qui nous laissent le temps de voir, d'écouter ou de comprendre, sont autant d'éléments facilitant les sentiments d'immersion et d'empathie. Si on peut regretter le didactisme latent, on n'en demeure pas moins fasciné par ce documentaire aussi âpre qu'admirable. Dès les premières minutes, la caméra se place au plus près des corps et des êtres, scrutant sans relâche ces mains qui palpent, ces gestes qui s'efforcent de pallier aux sens perdus à jamais...
Un sens, en tout cas, que Herzog recherche ardemment : son cinéma devient sensitif, nous invitant à éprouver une réalité bien souvent indélicate ! On réapprend laborieusement à observer ou à écouter, on souffre de notre confrontation avec l'inconnu comme ces mains qui se heurtent au piquant du cactus. Rien n'est simple ou aisé. Seulement, l'exercice n'est pas vain et incite à l'humilité. La nôtre comme celle du cinéaste, afin que nous puissions entrer en communion avec la personne handicapée, avec Fini Straubinger notamment, notre guide en terre du silence et de l'obscurité : Le Pays du silence et de l'obscurité se mue alors en cinéma de vérité.
La rencontre avec Fini est de celle que l'on n'oublie pas : forte, vaillante, elle mène une lutte acharnée pour tirer de leur solitude ses " compagnons d'infortune ". Sourde et aveugle depuis l'adolescence, elle connaît la valeur de la parole tout comme elle a conscience du poids de l'isolement. Communiquer sera son mot d'ordre, son leitmotiv, il lui faudra communiquer, encore et toujours, pour la vie, jusqu'à la mort. On peut facilement voir en elle l'ébauche de nombreux personnages fictifs qui hanteront le cinéma d'Herzog, ces fous, ces Don Quichotte des temps modernes, ces conquérants de l'inutile, ces êtres qui vont au bout de leur limite, coûte que coûte...
Ses limites sensorielles, elle les contourne en investissant pleinement la dimension tactile. Le pouvoir du toucher prend soudainement tout son sens : ce sont ces communions qui se font "peau contre peau", ces paroles qui s'écrivent au creux de la paume, c'est la chaleur d'une main qui réconforte, c'est une caresse qui calme ou apaise... toucher le corps est la première étape pour rompre l'isolement, avant de nous révéler ses vertus palliatives et curatives.
La manière dont Herzog nous rapporte les péripéties de Fini est très révélatrice de sa démarche. De rencontre en rencontre, nous progressons vers l'isolement le plus total, pour finalement découvrir un jeune homme dont l'esprit n'a jamais été façonné par le monde extérieur, par l'apprentissage ou encore par le langage. La vision de cet homme posé à même le sol, habillé soigneusement comme une poupée pour l'occasion, est profondément troublante, voire choquante, car elle nous renvoie à l'idée de l'être chosifié, dépourvu de toute humanité. Elle symbolise à merveille ce qui va être le moteur du cinéma d'Herzog : à savoir traquer la moindre parcelle d'humanité qui se situe en chacun de nous, chez le " fou ", le malade ou l'exclu de la société...
C'est bien cette foi en l'humain qui fait avancer le cinéaste, comme le rêve qui hante ses personnages : c'est celui de Fitzcarraldo ou Aguirre qui le pousse aux aventures les plus folles, c'est celui qui sert d'échappatoire à Dagmar (Avenir handicapé) ou à Kaspar Hauser...
Ainsi, ce n'est pas par hasard si Le Pays du silence et de l'obscurité s'ouvre sur un rêve : l'image d'un sauteur à skis, qui s'élance sur la piste, cristallise aussi bien l'espoir de liberté de Fini que son désir de dépasser ses propres limites. Pour exaucer ce rêve, Herzog va même jusqu'à contrarier quelque peu l'exigence du documentaire, en mettant en scène la réalité, non pas pour la travestir mais pour en extraire quelques instants de vérité, comme ces sourires qui illuminent les visages après la visite d'un zoo ou une balade en avion. Néanmoins, la plus belle des réussites réside dans la scène finale durant laquelle un homme sourd et aveugle s'échappe d'une conversation à laquelle il demeure étranger pour s'approcher d'un arbre : il va commencer par l'effleurer, caresser son feuillage, toucher soigneusement son écorce rugueuse et ses branchages, pour finir par l'enlacer tendrement. Sa communion avec la nature est intense, les derniers verrous qui le maintenaient en terre de solitude viennent de céder. Pour Fini, cette initiative à la délicate saveur de la consécration, son sauteur à skis vient de prendre son envol...