Après Du côté de Robinson, Jean Eustache reprend dans Le Père Noël a les yeux bleus le thème de la "chasse aux femmes". Les deux films seront réunis sous le titre Les mauvaises fréquentations. Le héros s'appelle toujours Daniel, ce pourrait être le même quelques années avant, avant qu'il "monte à Paris" puisque l'action se situe cette fois à Narbonne, ville natale d'Eustache. Aidé par Godard qui croyait en lui et lui donna les chutes de son film Masculin féminin, le cinéaste eut davantage de moyens, ce qui lui permit de tourner en son direct, se rapprochant des dogmes de la Nouvelle Vague. La voix off qui parcourt tout le moyen métrage ressort ainsi plus naturellement.
Daniel, c'est donc Eustache, comme ce dernier n'en fit pas mystère. Il s'agissait, à travers ce projet, d'évoquer le manque d'argent et la solitude, notamment sentimentale, de la fin de son adolescence à Narbonne. C'est Jean-Pierre Léaud, expert en alter ego puisqu'il prêta aussi ses traits, excusez du peu, à Truffaut et à Skolimowski, qui endosse le costume du cinéaste. Ou plutôt son duffle coat, puisque ledit manteau est au centre de l'intrigue : pour tomber les filles il faut, en effet, avoir la classe, et cette classe passe, selon Daniel, par l'acquisition d'un manteau chic - même s'il y a plus chic encore, lui assurera son copain désireux de garder de l'avance sur Daniel : le loden.
Daniel se sent différent : il est le seul qui n'a pas l'accent du midi et a l'impression de ne pas avoir accès au monde des femmes - les "souris" comme les nommaient les deux Parisiens du premier volet dans leur argot de l'époque. On va le voir à l’œuvre dans trois assauts.
Il entreprend d'abord une blonde visiblement casée, de surcroît avec un gros dur, un boxeur. Veste, mais Daniel parvient à ne pas se faire casser la gueule, c'est déjà ça. C'est ensuite une fille tirée d'un groupe dans la rue qu'il tente de persuader de boire un verre avec lui. La scène est délicieuse : rien ne semble décourager le jeune homme qui argumente âprement (avec cette diction et ce regard décidé si caractéristiques de Léaud) dans un va-et-vient autour de la femme qui ne veut que rentrer chez elle. Ce ballet est par moments couvert par les sons de la rue, ce qui donne à la scène le charme de l'authenticité. Echec de nouveau : Daniel reste seul sur le banc.
La troisième tentative va bénéficier du costume de Père Noël. Daniel a accepté, en effet, d'endosser l'habit blanc et rouge pour le compte d'un photographe : le salaire doit lui permettre d'acquérir le fameux duffle coat de ses rêves. Les vols dans les librairies (référence à Pickpocket, le Bresson préféré d'Eustache ?) et la tricherie au loto (scène longuette et peu claire), ça ne rapporte pas beaucoup en effet. Notre héros a constaté que ce déguisement permettait d'approcher les femmes, et même de les peloter en douce. On notera la façon qu'il a de lisser sa barbe, toujours soucieux de son apparence.
Une femme, que Daniel prétend d'abord avoir trouvée "laide", accepte un rendez-vous nocturne, par curiosité de ce qui se cache derrière cette barbe blanche - passons sur l'invraisemblance de la situation. La femme, rétive, se laisse pourtant embrasser mais pas question d'aller plus loin. Le lendemain, dans son lit, Daniel se félicite de cet échec, comme pour se consoler.
La Saint-Sylvestre approche, son copain ne veut pas la fêter avec la bande mais Daniel n'a pas d'autre option. La nuit s'achève dans une rue de Narbonne au son de "Au bordel ! Au bordel ! Au bordel !". La prostituée, seul moyen d'avoir des rapports avec une femme... Le thème sera repris dans Du côté de Robinson, Daniel affirmant à son copain Jackson que l'absence de prostituées à Saint-Michel est la preuve que les "souris", là-bas, "couchent". "Avec tout ce qu'il y a comme étudiants dans le coin..." CQFD.
Comme Robinson, le film a une valeur documentaire, Eustache mettant en valeur les allées de platanes de Narbonne comme les canaux et les ruelles chargées de boutiques. On y passe devant un cinéma art et essais également, mais c'est cette fois Les 400 coups qui sont à l'affiche, clin d’œil à l'enfance à présent achevée du personnage joué par Léaud. Un peu plus abouti que le premier volet, mieux joué aussi (à condition d'accrocher au style très singulier de son acteur principal), ce Père Noël a les yeux blues clôt un diptyque consacré à la frustration masculine face aux femmes. Un tour de chauffe avant son grand œuvre, La Maman et la putain, avec le même Léaud.