Spielberg aurait-il tranché ? Certes les blockbusters, les grands films d’entertainment, la SF et le fantastique, les aventures à rebondissements et à séquelles, tout cela continuera sans doute, mais comme récréation ; désormais il sacrifiera l’essentiel à son grand œuvre historique, sa Marche du siècle, sa lecture de l’histoire, à commencer par celle des Etats-Unis, comme PT Anderson mais dans un genre très différent.
L’histoire de l’espion Rudolf Abel, né William Fischer (mais qui ne pourra jamais retrouver son vrai nom) et de son échange sur le pont de Glienicke avec le pilote américain Francis Gary Powers, cette histoire colle à la grande histoire et au destin du monde, avec les débuts, impitoyables, de la guerre froide et l’édification du mur de Berlin – au cœur de l’action racontée par Spielberg et par les frères Coen.


Le film n’est certes pas sans défauts. On peut même par moments le trouver assez long, dans les répétitions de la seconde partie et plus encore, après un prologue réussi (une filature, une poursuite, une interception) dans une mise en place très désincarnée, sans chair. Car on ne sait à peu près rien, ni des hommes ni des événements. Quels secrets Abel tentait-il de dérober ? Comment a-t-il été identifié ? Pourquoi a-t-on choisi un avocat spécialisé dans le droit des assurances pour assurer sa défense ? En fait le film développe à cet instant un thème très théorique, il défend des principes très supérieurs aux aléas du réel : la justice se doit de défendre, dans le plus absolu respect du droit, tout accusé quels que soit les mobiles de l’accusation. Donovan / Tom Hanks se bat essentiellement pour cette idée, pas pour son « client », dont les crimes supposés ne doivent pas paralyser la défense. Les quelques événements qui accompagnent cette longue mise en place ne lui enlèvent donc pas son caractère très abstrait.


Cela dit, ce parti pris se révèle rapidement très intéressant en ce sens qu’il prépare un revirement total pour la suite du film et les enchaînements qu’il va provoquer. C’est la connaissance de l’accusé, de l’homme, sans que les faits qui lui sont reprochés ne viennent interférer, sa loyauté, son courage face à la mort qui s’annonce, son stoïcisme (avec l’étonnante formule, régulièrement reprise, drôle aussi qui finit par tourner au gimmick et à la connivence – « Would it help ? »), toujours serein dans la relation, c’est tout cela qui conduira l’avocat à une réelle estime. A partir de ce moment, toute la fin du film va être orientée très différemment : l’homme soucieux du respect absolu du droit et de l’institution, lors des tractations engagées avec ses homologues de l’est, ne va pas hésiter à modifier les règles du jeu, au nom des individus à sauver et aux limites de l’illégalité …


On ne manquera sans doute pas de reprocher à Spielberg sa présentation très contrastée des réalités des deux blocs : du côté occidental, le prisonnier dans sa prison, peut s’adonner très tranquillement à son passe-temps préféré, la peinture ; dans les cellules communistes, en URSS ou en RDA, inondées d’eau ou d’urine, minuscules et décrépites, ce ne sont que privations, interdictions (de sommeil surtout), coups, seaux, d'eau, isolement total. Et les visions ruiniformes de Berlin (on est quand même au début des années 60, pas au temps d’Allemagne année zéro), ou plus encore des massacres sur le mur (surtout si on les met en relation avec une des dernières images du film, celle d’enfants américains sautant en toute liberté au-dessus de barrières) pourrait tenir d’une propagande assez basique et assez faible. Cela dit cette image atroce des prisons communistes correspond parfaitement à tous les descriptifs, à tous les témoignages recueillis à l’époque, et longtemps après. Et la vision américaine n’est pas non plus idyllique : le Pont des espions présente le combat d’un homme ordinaire et seul, profondément humain, pour la justice mais aussi contre un monde totalement inhumain, des juges au policier, jusqu’aux foules prêtes à tous les lynchages (mais si faciles à retourner) et même jusqu’aux proches … Le scénario des frères Coen évoque avant tout un combat individuel.


Et le traitement du récit, la réalisation de Spielberg ne manque pas de force ni d’originalité. On pouvait redouter un film, voire un téléfilm, déjà vu, revu et revu – le pont la nuit comme lieu de l’échange, l’espionnage vu à la façon « réaliste », non spectaculaire de John Le Carré ((comme dans
la Taupe, ou un Homme très recherché, d’ailleurs très réussis), l’univers clos des espions, de ces hommes qui traquent les espions qui les traquent sans que cela ait rien à voir avec la marche du monde, le mythe du sauveur, seul contre tous et parvenant à sauver le monde, autant de stéréotypes à l'horizon …


Si la volonté « réaliste » n’est pas absente, jusqu’au choix d’acteurs très efficaces mais (à l’exception de Tom Hanks) pas très connus – Mark Rylance, Amy Ryan, Sebastian Koch, Austin Stowell, Domenick Lombardozzi, Jesse Plemons … jusqu’à s’inquiéter de la ressemblance physique avec les modèles, probante pour Abel / Rylance ou pour Stowell / Powers … En réalité Spielberg propose un thriller, mais un thriller très subtil, sans gros effets.


Les scènes d’action pure sont rares, et à vrai dire assez ratées : l’assaut (avec coups de feu et jump scare) contre la villa de l’avocat, très peu vraisemblable ; la scène de l’avion espion abattu, quelque part entre l’Etoffe des héros et James Bond, mais pas très bien réalisée et trop décalée par rapport à l’ensemble du film.


Les décors, Berlin notamment, sont en réalité très peu réalistes, un peu kitschs – mais fonctionnent bien dans le cadre du thriller : les petits matins bleutés, froids et glauques dans la ville désolée, ou plus encore le passage en train et en altitude de la frontière entre les deux Berlin, glaçant,avec en contrebas l’ébauche du mur. Et le traitement de l’image finit par devenir passionnant, lorsque, à maintes reprises, on nous offre un plan saturé, surexposé, avec d’importantes plages de lumière blanche, électrique et impénétrable – comme si tout ce qui se dit, tout ce qui se joue en avant-plan n’était que le reflet au-delà de mensonges, de masques, de vérités indéchiffrables. On touche presque ici au mythe de la caverne.


Mais c’est le montage, très dynamique, constamment alterné, et d’autant plus prenant qu’une troisième histoire, celle de l’étudiant américain arrêté à Berlin par la STASI (dont les intérêts à cette époque ne se confondent pas avec ceux du KGB) qui complexifie encore l'enchaînement des scènes, c'est bien le montage qui donne l’illusion que l’action évolue, s’accélère, devient haletante. Le montage, comme un jeu de billard à trois bandes.


Les dialogues (et là on retrouve vraiment la griffe des frères Coen) contribuent aussi à ce glissement vers la fiction – par de très nombreuses touches d’humour, souvent in extremis, presque sans avoir l’air d’y toucher, comme à l’instant où le négociateur soviétique mélange les prénoms des soi-disant mère et fille de Rudolf Abel, présentée à Hanks / Donovan. Ces dialogues, qui illuminent toute la seconde partie constituent la meilleure traduction de l’affrontement entre les deux blocs : entre mensonges, coups bas, la fausse famille, la vraie/fausse agression (avec le vol du manteau dans l’hiver glacial simplement pour déstabiliser, effrayer aussi), l’excès de vitesse pour provoquer l’intervention de la police … En réalité il n’y a qu’une seule clé dans ses affrontements – tenir la position, le bluff aux limites du risque et au risque de tout perdre, ne pas céder ni concéder ... jusqu’à ce que l’autre finisse par céder …


Tom Hanks, très épaissi, conduit de main de maître cette mission finalement très physique – jusqu’à l’ultime suspense du pont et aux adieux avec Abel. Celui-ci lui aura laissé un dernier cadeau. Un portrait de l’avocat (on se souvient qu’Abel était aussi un bon peintre), mais un portrait ressemblant au Tom Hanks … d’avant. Mince.


Comme un symbole.

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le 15 déc. 2015

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