Dans un pays du Moyen-Orient (que Makhmalbaf se garde bien d’identifier) en proie à un régime dictatorial, le « président » observe de son fauteuil, à travers la baie vitrée du haut d’une gigantesque tour, la ville éclairée de milles feux dans la nuit noire – sa ville. Son petit-fils, futur successeur du régime, siège à ses côtés, paré du même uniforme militaire. Un bref coup de téléphone passé par le redoutable leader, et toute la ville se retrouve plongée dans le noir, en pleine panique. Nouvel ordre intimé à travers le combiné, et la lumière revient… L’enfant, le regard luisant sous l’effet de quelque obscur envoûtement, ne se fait pas prier pour exercer à son tour ce fascinant pouvoir. Par quelle manifestation, digne d’un démiurge, le passage de la lumière au néant, de la vie à la mort, peut-il dépendre d’un simple mot ? Quelle est cette aptitude magique consistant à faire disparaître et réapparaître le monde et les hommes, à la faveur d’un unique geste ? Comme si ces deux spectateurs de la marche du monde avaient, par-delà la vitre-écran, la capacité de changer – de suspendre – à loisir le cours des choses…

Le génie de cette séquence, à la fois cocasse et glaçante, c’est de montrer à quel point les figures de l’enfance et du dictateur ont toujours été liées par une forme de complicité secrète – le second réalisant ce à quoi le premier ne fait jamais qu’aspirer : plier le monde à ses désirs. Pour Makhmalbaf, l’exercice totalitaire du pouvoir n’est, au fond, rien de plus qu’un jeu d’enfant. Dans la suite de la séquence, le petit garçon et son grand-père poursuivent à leur gré cette distraction peu amène, quand tout à coup la mécanique se grippe : les lumières ne se rallument plus... comme si elles avaient cessé d’obéir. Les joueurs, pris à leur propre jeu, n’ont plus de prise sur les événements. Une évidence se fait jour : toute maîtrise n’est qu’illusion. Et les puissants de ce monde, comme les enfants, n’y peuvent rien changer. Après un long moment plongé dans l’obscurité, la lumière revient… mais sous la forme d’étranges lueurs, déchirants le ciel au-dessus de la ville, accompagnées d’un grondement terrifiant. Une révolte est en train de naître. Dans Le Président, la goutte d’eau qui aura fait déborder le vase, provoquant le soulèvement du peuple face au régime, n’est pas un acte criminel parmi d’autres, mais une simple distraction d’enfant.

Ces premières minutes, parmi les plus saisissantes vues sur un écran de cinéma cette année, augurent du meilleur. Pourtant, la tonalité qu’elles instaurent sera très vite écartée. En effet, une poignée de séquences plus tard, le régime est renversé par le peuple, et le récit, dès lors, épouse une trajectoire bien plus sombre, tranchant en cela avec la distanciation ouvertement acerbe du prologue. Comment le film peut-il opérer un si violent virage sans risquer l’éparpillement, la dislocation ? Réponse : il n’y parvient pas réellement. Suite au coup d’état, le dictateur et son petit-fils prennent la fuite à travers la capitale, pour échapper aux représailles – tout le pays est à leurs trousses – et Le Président mue alors en une sorte de film d’aventure sous haute tension, où le spectateur est amené à s’identifier à ce couple a priori antipathique. Leur parcours est jalonné de rencontres (prisonniers politiques, familles endeuillées,…) comme autant de facettes d’un pays saigné à vif par la dictature. Pour autant, le film dresse un portrait sans manichéisme d’une nation en proie au chaos généralisé : suite au coup d’état, c’est désormais l’armée qui impose sa loi. Pas sûr qu’on ait gagné aux changes, semble nous dire Makhmalbaf, qui s’interroge sur l’issue de cette vague de révolutions ayant récemment ébranlé les pays du Moyen-Orient. Comment éviter de reconduire les mêmes dérives que les pouvoirs autoritaires dont les peuples ont trop longtemps subi le joug ?

La réponse proposée par le film, limpide, presque naïve (ne pas répondre à la violence par la violence), tend malheureusement vers un trop-plein du dire qui confine parfois au discours empesé. Le Président n’est jamais meilleur que dans sa naïveté la plus assumée, prise en charge à travers les déambulations poétiques d’une narration qui n’a pas son pareil pour faire émerger de véritables moments de grâce (un enfant qui part en quête de sa « princesse » au milieu des décombres, un client de prostituée qui joue de la guitare, la détresse du visage d’un ancien prisonnier politique qui retrouve sa femme mariée à un autre). Or, dès qu’il cherche à faire passer son message humaniste, le film retombe comme un soufflet, succombant aux travers d’un didactisme artificiel, entre lourdeur des métaphores (cette image d’une fraternité rêvée où la caméra tournoie autour d’un groupe d’anciens prisonniers politiques auquel s’est adjoint, incognito, le dictateur, chacun se passant de main en main une bouteille d’alcool) et discours explicite confinant à la dissertation laborieuse (la conclusion, ratée, qui s’étire jusqu’au malaise). Ancré dans une problématique très actuelle, Le Président manque peut-être d’un certain recul : si les questions posées sont légitimes, le traitement, lui, reste écartelé entre ses exceptionnelles fulgurances poétiques et une tendance à la démonstration plus que poussive.
CableHogue
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le 16 mars 2015

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