Troisième et dernier court métrage d’étude de Tarkovski, Le Rouleau compresseur et le violon est clairement l’œuvre de la maturité des années d’apprentissage.
Il est étonnant de voir ce film à rebours de la filmographie du cinéaste, notamment en le comparant aux deux premiers longs métrages qui lui succéderont. Il s’agit ici de filmer en couleurs l’insouciance et l’amitié d’un enfant, son rapport à l’art et la beauté évidente du monde sous le soleil, autant de thèmes radicalement inverses à ce que Tarkovski explorera dans L’enfance d’Ivan, en noir et blanc et dans l’obscurité de la guerre, ou dans ce regard intense porté sur l’autre enfant d’Andrei Rublev, le fameux fondeur de cloche.


Le Rouleau compresseur et le violon est un poème visuel qui laisse éclater tout le talent du jeune réalisateur. Adaptant une nouvelle relatant l’amitié un peu hors norme entre un apprenti violoniste de 7 ans et un conducteur d’engin, le film expérimente l’arrivée de la couleur comme la découvrirait un enfant. Largement dominé par les rouges, l’univers quotidien du protagoniste semble totalement passé par le filtre frais de sa candeur : les rouleaux compresseurs, par exemple, rouges et jaunes, ressemblent à de gros jouets rutilants, et les prises de vues, dans une cage d’escalier ou une rue en plongée, accentuent régulièrement la démesure de lieux pourtant à échelle humaine – mais des adultes.


Le monde ne manque certes pas de cruauté, symbolisée ici surtout par des enfants qui raillent le « musico » intellectuel dont l’ouvrier prendra la défense, tandis que les adultes veillent à étouffer ses élans d’enthousiasme : sa prof de violon, qui le bride par sa rigueur, ou sa mère qui l’empêche d’aller au cinéma avec son nouvel ami.


Mais ces micro-contraintes n’entament en rien le propos réel du film : laisser au regard la possibilité de s’épanouir. On retrouvera ces incursions dans les rêves d’Ivan, mais par contrepoint par rapport à la terrible réalité de la guerre. Ici, elles composent le quotidien de Sacha, et permettent à Tarkovski d’affiner son rapport à la beauté physique du monde. Les thèmes structurants de son esthétique éclatent dès à présent : la diffraction par un miroir, les reflets de la lumière permettant de faire danser les visages, l’attention portée à une pomme… Le thème essentiel de l’eau est ici le fruit d’une véritable obsession : sur la chaussée en flaques miroitantes, le long des façades, à la faveur d’un orage joyeux et d’une démolition d’un immeuble, c’est un ruissellement poétique de vie auquel le cinéaste consacre tout son talent.


Cette attention portée à la beauté passe donc par un échange initiatique essentiel entre les deux personnages : à l’enfant, le privilège de conduire la machine, et de rendre plus luisante encore la chaussée ; à l’ouvrier, l’offrande d’une épiphanie musicale dans une impasse en forme de parenthèse enchantée.


Difficile de déterminer si la dernière image, montrant l’enfant courir après la machine pour rejoindre son ami est rêvée ou non : cette superbe oblique fend le plan en plongée d’une vaste étendue de béton constellée, à nouveau, de flaques luminescentes. Qu’importe : les deux comparses, complices de la beauté du monde, ont autant appris de lui qu’ils semblent avoir lancé la trajectoire exceptionnelle d’un cinéaste.

Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Plastique et formaliste, Enfance, Film dont la musique est un des protagonistes, Film dont la ville est un des protagonistes et Intégrale Andrei Tarkovski

Créée

le 13 avr. 2018

Critique lue 539 fois

19 j'aime

4 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 539 fois

19
4

D'autres avis sur Le Rouleau compresseur et le Violon

Le Rouleau compresseur et le Violon
Sergent_Pepper
8

Liturgie de la lumière

Troisième et dernier court métrage d’étude de Tarkovski, Le Rouleau compresseur et le violon est clairement l’œuvre de la maturité des années d’apprentissage. Il est étonnant de voir ce film à...

le 13 avr. 2018

19 j'aime

4

Le Rouleau compresseur et le Violon
batman1985
7

Annonciateur du travail futur du cinéaste

Le rouleau compresseur et le violon est le dernier film d'études de Andreï Tarkovski. C'est aussi à ma connaissance son dernier court-métrage. Tourné dans les studios MosFilms, c'est également...

le 8 sept. 2012

8 j'aime

Le Rouleau compresseur et le Violon
Vivienn
8

Аят

Bien longtemps avant ses errances métaphysiques qui le verront se faire aliéner par le comité de censure soviétique, Andreï Tarkovski fut élève à la VGIK, la célèbre école de cinéma moscovite, dont...

le 21 août 2015

6 j'aime

2

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

766 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

701 j'aime

54

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53