"Le salaire de la peur" est un film que je n'ai pas vu si souvent que ça. Une fois, à la télé il y a longtemps, à l'âge adulte. Deux fois depuis que je l'ai en DVD en peut-être 5 ans ou 10 ans … Et pourtant, chose assez rare pour le signaler, lorsque je me suis installé pour voir le DVD après achat, c'est comme si je l'avais vu la veille tellement ce film m'a hanté depuis la première fois à la télé. Les scènes de suspense mais aussi la longue introduction. Et autre chose que je vais développer.

Alors, c'est vrai aussi que j'ai lu, entre temps, le roman de Georges Arnaud, peut-être encore plus âpre. Même s'il ne contient pas certaines scènes marquantes du film. D'ailleurs, il y a quelque chose de curieux dont je n'ai pas l'explication ; Clouzot a éprouvé le besoin de changer les noms et les pedigrees des protagonistes principaux à l'exception de quelques rares comme l'américain O'Brien ou la fille Linda ou encore le cafetier.

Deux grandes parties dans ce film (comme dans le roman), indispensables et qu'on ne peut pas dissocier, à mon avis.

La première se déroule dans ce village du Guatemala, "Las Piedras" au nom très évocateur de ce qui peut y pousser. Un terminus où tous les paumés de la terre descendent. Enfin les paumés de la terre ! Disons des gens dont on ne sait rien, qui racontent ce qu'ils veulent selon l'interlocuteur, des gens peut-être en rupture de ban, des aventuriers, des gens dont la ressource s'est épuisée et se trouvent coincés là. Aujourd'hui on dirait aussi des losers que méprisent, d'ailleurs, les gens locaux (le cafetier, le douanier, les employés de la société pétrolière). Ce qui est très intéressant est que ce mépris est à double sens. Les locaux méprisent ces blancs (déchus) sans le sou qui passent leur temps à ruminer leur échec, à se jalouser, à picoler (et dans le roman, parfois, à fumer de la marijuana). Bien voir la différence de traitement par le cafetier lorsque Vanel descend du taxi et fait encore illusion dans son costume blanc. De même, ces blancs méprisent les locaux au motif d'un vieux reste de condescendance. Ils tentent de "paraître" mais il ne leur reste que l'illusion d'une sorte de supériorité perdue. Il reste une troisième catégorie de personnes, il s'agit des salariés américains de la société pétrolière qu'on ne voit pas beaucoup et qui ne frayent ni avec les uns ni avec les autres.

Je trouve très intéressante, cette première partie, dans les "jeux" d'acteurs très crédibles entre ce mélange très cosmopolite et les personnages locaux qui sont chez eux. Clouzot s'amuse à nous lever le voile parfois sur tel ou tel personnage pour ne donner qu'un aperçu, une image que le spectateur doit retenir.

Montand, par exemple, nous apparait dans cette première partie comme un faible attiré par le mariolle Vanel, le caïd dont le look ferait plutôt penser à un maquereau sur le retour. Un faible aussi, face à la jeune Linda qui est amoureuse de lui mais sous domination de son patron. Ce qui ne l'empêche pas de jouer les mâles dominateurs que personne ne prend au sérieux. Le personnage de Folco Lulli est, lui aussi, captivant. Il apparait dans cette première partie à la fois comme un homme physiquement fini mais aussi comme un homme qui a su se prendre en main en s'employant en maçonnerie.

La deuxième partie, c'est, bien sûr, le transport de nitroglycérine destiné à éteindre un puits de pétrole en feu, offert à quatre des paumés, triés sur le volet (si je puis dire …). Quatre des paumés à qui on offre un beau mirage avec l'argent suffisant pour enfin s'évader de ce coin perdu.

D'une situation statique dans la première partie, on entre dans une phase dynamique, où doivent se révéler les personnalités qui ont à affronter des difficultés. On voit alors s'inverser et s'opposer les comportements des personnages de Vanel et de Montand. Là, les masquent tombent. On voit la peur rendre lâche ou au contraire transcender l'individu en le rendant intuitif (Montand) ou imaginatif (Peter Van Eyck) ou empathique/solidaire (Folco Lulli).

La peur est un vrai sujet dans ce film et spécialement dans cette deuxième partie. En présence d'un danger mortel, tout le monde a peur mais personne ne réagit de la même façon. Il en est exactement de même dans la vraie vie. Pire, devant une situation inconnue, nous ne savons pas, a priori, comment nous réagirons. Ici, dans le film, il n'y a aucune préparation, aucun entrainement (puisque ce sont des paumés) et on observe donc la réaction brute de fonderie de l'individu. Et Clouzot (ou Georges Arnaud) va plus loin encore. Après le danger et la période de tension extrême, il y a le moment de l'euphorie et d'une période presque aussi dangereuse, de détente propice à l'inattention …

J'aime beaucoup les jeux d'acteurs de Montand, un de ses meilleurs sans doute et sans cabotinage, de Charles Vanel, surtout, qui montre son désarroi derrière sa peur qu'il est incapable de gérer.

Ce film, disais-je au début, m'a longtemps hanté notamment à propos des comportements des individus dans des situations anodines ou dans des situations de danger. Je trouve que l'analyse menée par Clouzot (ou Georges Arnaud) de la peur et des réactions qu'elle suscite est exemplaire et pleine d'enseignements. Cela dépasse largement l'excellent thriller qu'est ce film.

Une bonne raison pour mettre à ce film la note maximale (même si j'ai bien conscience de plusieurs imperfections)

JeanG55
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le 17 févr. 2024

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JeanG55

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