Le Successeur
6.8
Le Successeur

Film de Xavier Legrand (2023)

[Critique à lire après avoir vu le film]

Il fallait bien le souvenir que m'avait laissé Jusqu'à la garde pour me convaincre d'aller découvrir le dernier film de Xavier Legrand. Un film dont le héros est un grand styliste ne pouvait que me rebuter, tant je considère la mode comme un milieu aussi vain que ridicule. Ouf, ce n'est pas un film sur la mode. Mieux, le premier quart d'heure consacré à ce petit monde superficiel est une vraie réussite. Ce défilé en spirale capté en un plan zénithal vous a une certaine gueule. Et les mannequins qui défilent, aux coiffures et tenues d'un goût atroce (en toute objectivité), sur une musique tout aussi indigente, donnent malgré tout une scène pleine de rythme. Dont acte. Après tout, Ruben Östlund déjà avait débuté de très belle manière son délicieux Sans filtre sur ce milieu. Il y mettait, certes, une ironie absente ici.

Donc, heureusement, Sébastien alias Elias va vite quitter Paris pour Montréal, où son père a eu la bonne idée de décéder. Un père avec qui il a depuis longtemps coupé les ponts. Sa mère n'en pense pas plus de bien, elle l'a quitté pour... son oncle, qu'on découvre totalement indifférent à la mort de son frère. Plus d'autre choix que d'assumer la succession, en se rendant sur place pour les formalités administratives et la cérémonie funéraire. L'objectif est de rentrer le plus tôt possible.

Voilà notre Elias double successeur puisqu'à Paris il est le nouveau patron d'une grande signature. Une photo de lui entourée de trois mannequins dans le coloris canari qui a fait sa renommée est d'ailleurs prévue. Elias a souhaité virer de cette photo le top model vedette de la maison de couture, pour marquer sa différence.

Nous sommes chez Sophocle, dans le mythe d'Oedipe cherchant à fuir son destin. Notre héros s'efforce, lui, d'échapper à l'héritage de son père. Il a choisi Elias contre Sébastien, Paris contre Montréal, et il a totalement perdu son accent québécois. La grâce du montage le fait passer du taxi parisien au taxi canadien. Sur place, il faut choisir le cercueil avec une amie d'enfance qu'il retrouve, puis récupérer la voiture du père victime d'une crise cardiaque qui a tout laissé en plan. Le voilà dans la maison, c'est-à-dire dans le vif du sujet. Il accueille une agente immobilière et le représentant d'une association d'aide aux démunis, l'une devant évaluer la maison, l'autre emporter tout son contenu - puisque, naturellement, Elias ne veut absolument rien garder. Il cherche la bonne clef pour ouvrir la porte d'entrée, geste qui se répètera avec la porte de la cave. Sentant inconsciemment un danger, il entend quitter les lieux au plus vite. Mais le costard qu'il rapporte à la maison funéraire ne convient pas, ce qui l'oblige à revenir...

Xavier Legrand a indéniablement le talent d'installer une atmosphère inquiétante. Cette Marie-Odile qui vient frapper à sa porte pour le convier à dîner ou tout du moins à prendre un verre, puis le vieil ami de son père, Dominique, qui appuie cette demande, distillent tous deux une touche de mystère, façon Rosemary's Baby. Tous ceux qui chercheront à joindre Elias pour l'aider vont ainsi prendre la figure de périls pour notre homme : sa compagne Judith qu'il a appelée et qui s'inquiète, le très calme chauffeur mis à sa disposition, plus tard le fameux Dominique qui a perçu le trouble d'Elias. Celui-ci est devenu hyper sensible depuis sa terrifiante découverte.

Cette cave dont il manquait la clef, c'était le lieu maléfique, la face cachée du père. Son aspect est banal : aucun recoin sombre mangé par des toiles d'araignées, ses murs sont blancs, la couleur de l'innocence, redondante dans le film - il envahit le défilé de mode, les paysages neigeux du Québec, domine dans la cérémonie funèbre finale. Il eût fallu ne pas y mettre le nez, mais depuis Barbe bleue on sait qu'une porte verrouillée a un attrait irrésistible... Ayant découvert la cachette, Elias s'avance dans un couloir sombre, éclairé par son portable... Premier jump scare. Un cri auquel répond celui d'Elias.

Legrand va différer l'image, ne nous laissant pendant quelques minutes qu'avec ce cri. Une jeune fille était séquestrée dans un abri caché derrière la cave à vin. La découvrant, Elias a refermé la porte et remonté en suffoquant. Une visite médicale nous l'avait annoncé comme sujet à des crises d'angoisse, ce qui prend tout son sens à ce moment-là. Legrand s'attarde longuement sur les convulsions qui résultent de sa découverte. Beaucoup ont jugé irréaliste qu'il referme la porte sur la jeune fille au lieu de la libérer. Pas moi. En premier lieu, son geste est instinctif : on peut penser qu'Elias réagit alors "comme son père", c'est-à-dire qu'il subit l'héritage auquel il cherche à échapper - on est donc bien dans la tragédie. Suite à cette découverte, il retrouve d'ailleurs mystérieusement son accent québecois. En second lieu, Elias est un créateur de mode, donc quelqu'un dont la vie repose sur son image. Appeler la police serait souiller son père et donc en être éclaboussé. Il faudrait idéalement libérer la jeune fille sans qu'on sache d'où elle vient, d'où l'idée des cachets aux pouvoirs léthargiques qui lui avaient été prescrits, mélangés à du muesli, avec le projet de la déposer aux portes d'un hôpital très peu fréquenté. Pas si stupide. D'où aussi le casque de moto pour ne pouvoir être reconnu.

Evidemment, rien ne va se passer comme prévu. Deuxième jump scare, avec la fille qui simulait l'endormissement et se jette sur son geôlier. Tout aurait pu bien finir sans ces gens qui s'inquiètent et obligent Elias à jeter précipitamment sa captive dans l'escalier de la cave, ce qui lui sera fatal. Tragédie : Elias, en voulant libérer la jeune fille et donc briser son destin de fils de kidnappeur, l'a tuée. Plus qu'à aller s'en débarrasser dans les bois.

Le premier travers du film de Legrand, c'est le pathos. Elias, constatant qu'il l'a tuée, pleure vraiment trop longtemps. Comme disent les critiques du Masque, c'est assez "embarrassant". Il en sera de même, plus longuement encore, dans la scène de la cérémonie funèbre. Un sentimentalisme incompréhensible au regard de la tonalité générale du film.

Ce qui est en revanche tout à fait réjouissant, c'est la torture sadique qu'inflige le cinéaste à son héros : Elias ayant appris le monstre qu'était son père, les propos plein de sympathie que lui tient Dominique prennent une tout autre saveur. Idem venant de l'association caritative qui loue la générosité de son père, dont les meubles vont faire beaucoup d'heureux. Elias est comme son père : lisse et aimé à l'extérieur (on ne cesse de lui dire au Québec qu'on admire son travail), monstrueux à l'intérieur (outre le meurtre involontaire de la jeune fille, un créateur de mode n'use-t-il pas, lui aussi, de femmes à son entière disposition ?).

Cette double lecture culmine avec la scène, magistrale, de la cérémonie d'adieu. Sur une scie de Michel Fugain choisie par Dominique, on voit défiler des images du brave type qu'était le défunt. Glaçant. L'adrénaline monte en contemplant l'effarement sur le visage de Marc-André Grondin alors que se succèdent des photos de manifestations pour retrouver une jeune fille. C'est le coup de grâce lorsqu'on apprend qu'il s'agissait de la propre fille de Dominique. Elias s'effondre en larmes, que tout le monde pense de chagrin... Mais c'est sur lui-même qu'Elias pleure, sur l'héritage bien trop lourd à porter auquel il n'a pu se soustraire.

Ultime surprise, Elias avait mis à dessein les clefs dans la boîte à gants : il laisse la voiture à Dominique à qui il recommande d'aller chercher une bonne bouteille. Dominique essaie plusieurs clefs pour ouvrir, signifiant par ce geste que cette porte va le précipiter lui aussi vers le malheur. La porte de l'abri avait été laissée ouverte.

Mais alors, quid de la renommée d'Elias, qu'il chercha avec tant de soin à protéger ? Peu importe puisqu'il a décidé de mettre fin à ses jours - même si un doute subsiste sur le geste final, celui-ci n'étant que suggéré hors champ. Sur sa tablette, la photo du créateur entouré de ses égéries en jaune s'éteint. Superbe fin.

Le deuxième opus de Xavier Legrand ne semble faire un tabac ni sur SC ni chez mes éclaireurs qui ne lui concèdent à ce jour qu'un petit 6. Avec quelques raisons. On peut certes regretter qu'il ait un peu trop usé des recettes éculées du film à suspense : les jump scares, le pied en travers de la porte, le suspense dans l'obscurité, l'abus de musique extra-diégétique. On peut également trouver la thématique de la spirale un peu "poseuse" car insuffisamment exploitée : le défilé de mode, l'affiche, un plan circulaire à 360° dans l'habitacle de la voiture nous faisant passer de la nuit au petit matin. On a compris que notre héros est pris dans une spirale infernale mais c'est un peu court comme développement...

La tonalité générale de SC reste toutefois très sévère : il y a là plus qu'un quelconque film à suspense. A côté des clichés du thriller, Legrand sait faire reposer l'angoisse sur moins convenu, en l'occurrence les seconds rôles, à l'instar de ce qu'avait superbement réussi Jordan Peele avec son Get Out (qui lui non plus n'était pas exempt de jump scares). Quant au premier rôle, Marc-André Grondin, de presque tous les plans, le porte à bout de bras avec brio. Après Jusqu'à la garde, Xavier Legrand confirme son talent, en reprenant le même genre de thématique (le lien au père, la violence psychologique, le déchirement intérieur) tout en se renouvelant. Estimable.

7,5

Jduvi
7
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le 29 févr. 2024

Critique lue 8 fois

Jduvi

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