C'est un fait : pour qu'un film allemand bénéficie d'une diffusion nationale en France, il faut qu'il traite de la Seconde Guerre Mondiale, de la DDR ou des deux. Le Temps des Seigneurs d'Oskar Roehler ne fait ni l'un ni l'autre, se situant au contraire, horreur, dans notre bon vieux 21ème siècle bien matérialiste. Sa sélection à Berlin, ses bonnes critiques Outre-Rhin et le CV de poil à gratter du réalisateur n'ont rien pu y faire, le film s'est fait catalogué comme "comédie allemande", ce qui chacun le sait est non seulement un oxymore, mais aussi un pléonasme pour "humour douteux" et donc un aller direct pour le cimetière. Bon, j'exagère un peu, mais il faut reconnaître que les énormes succès de titres tels que Fack Ju Göhte ou Er ist wieder da (avec le même Oliver Masucci) ne me poussaient guère à l'indulgence.


De fait, j'abordais Le Temps des Seigneurs au mieux avec circonspection, au pire avec hostilité. J'ignorais tout de la filmographie d'Oskar Roehler, malgré la bonne réputation de plusieurs de ses entrées - malheureusement connotées "cinéma allemand pseudo-social et grisâtre de la fin des années 90-début 2000, à la Fatih Akin et Tom Tykwer", que je ne porte pas spécialement dans mon cœur. En plus, son acteur fétiche est Moritz Bleibtreu, qui me fatigue.


Mais ici, pas la moindre trace de monsieur "Reste fidèle" et de sa trogne de bulldog. Au contraire, c'est l'étrange androgynie aryenne d'Oliver Masucci, tête d'affiche de l'une de mes séries actuelles préférées, Dark, qui est le visage de son dernier film en date. J'évoquais plus haut, en me moquant un peu, les films traitant du Nazisme et du Communisme, mais Masucci venait de me faire une nouvelle fois très forte impression dans un relativement petit rôle de Werk ohne Autor de Florian Henckel von Donnersmarck. Allez, pourquoi pas.


Grand bien m'en a pris ! Excellente surprise que ce Herrliche Zeiten ( littéralement "temps seigneuriaux", jeu de mot difficilement traduisible sur la similarité de prononciation entre "herrlich" - seigneurial - et "ehrlich" - honnête), à la fois typiquement allemand dans son approche de la comédie, tantôt subtile, tantôt outrancière, mais aussi dans la directe lignée des commedie all'italiana des années 60-70, avec un petit zeste de Paul Thomas Anderson, de Costa-Gavras et de Jim Jarmusch pour saupoudrer le tout.


L'histoire est celle de Claus Müller-Todt, "Doktor Claus", chirurgien esthétique de renom, et de son épouse Evi (Katja Riemann), architecte neurasthénique et hypocondriaque, en pleine crise de la quasi-cinquantaine dans leur grande baraque de la banlieue chic de Cologne. Soit dit en passant : pourquoi la description du film parle-t-elle de Berlin alors que les plaques minéralogiques montrent clairement "K- Köln" ? Mais le film étant un hui-clos de sorte, cela importe peu - car il est basé sur un roman de Thor Kunkel, d'abord adapté au théâtre.


Un beau jour, un étrange petit bonhomme du nom de Bartos (Samuel Finzi), ancien maître-d'hôtel ruiné par de mauvaises affaires, leur propose humblement ses services - non comme majordome ou bonniche, mais carrément comme esclave. "De nos jour, les gens ne savent plus commander ni obéir. Ils sont trop grands pour obéir et trop petits pour dominer.", résume-t-il. Intrigués, les Müller-Todt le prennent à l'essai, ainsi que sa jeune et belle épouse Lana (Lize Feryn). Le quotidien du couple bourgeois va dès lors changer du tout au tout, mais pas dans la direction espérée par Claus...


La grande force de Herrliche Zeiten, c'est d'arriver à tirer à boulets rouges dans plusieurs directions sans trop s'acharner dans l'une ou dans l'autre au point de négliger le reste. Oskar Roehler excelle à emmener son spectateur dans la direction qu'il souhaite avant de l'alpaguer vers une autre, mais avec juste ce qu'il faut de brutalité. Son ton est toutefois très acide tout du long, arrosant pêle-mêle société de consommation, mauvais goût, culte du corps et de la beauté, pression au travail, exploitation des migrants défavorisés et immunité de ceux qui viennent avec de l'argent, hiérarchisation de la société, racisme, violence... Roehler ne retient pas ses coups, mais le fait avec une subtilité qui n'était pourtant pas évidente. En cela, je serais tenté de rapprocher son film du Loup de Wall Street, traitant de sujets similaires mais abattant toutes ses cartes trop vite et avec trop d'excès.


Exemple : le renvoi des ouvriers bulgares, avec tabassage à la clef, totalement anodin aux yeux de Claus, alors que le licenciement cordial du très compétent Bartos et de sa charmante épouse (qui vient de se donner à lui...) lui paraît proprement scandaleux. "Je ne vois pas le rapport [entre nos esclaves] et une bande d'illégaux!" s'insurge-t-il quand sa femme le lui fait remarquer !


Je n'irais pas jusqu'à dire que Le Temps des Seigneurs provoque une hilarité de tous les instants, mais aucune blague n'est inutile, le film ayant clairement une intention autre que d'amuser la galerie. Son principal avantage du point de vue de la comédie, c'est le contraste saisissant et réfléchi entre le jeu d'Oliver Masucci et celui de Samuel Finzi. Expressif, grandiloquent, arrogant, Masucci est cependant irrésistible en pur produit du matérialisme allemand contemporain. Inversement, je jurerais que Finzi a été recruté pour sa ressemblance frappante avec Anthony Hopkins dans Les Vestiges du Jour ! Son flegme so british, sa diction comportant ce qu'il faut de distinction et de sarcasme, son allure banale, son visage indéchiffrable : autant d'atouts qu'il utilise avec finesse et en parfaite adéquation avec Masucci, et c'est cette opposition de styles totale qui offre ses moments les plus croustillants au film de Roehler .


Le reste du casting n'est pas en reste : Katja Riemann aurait pu tomber dans la caricature, mais son personnage se révèle assez vite être la boussole morale du film, ce qui doit autant à l'écriture qu'à sa performance. De même, mention honorable à Aslan Aslan en Mohamed, fils de tyran levantin en exil, voisin des Müller-Todt, dont la participation permet une critique au vitriol de nos rapports au Moyen-Orient et de notre perception d'un monde que nous croyons étranger au nôtre... enfin, je voudrais ne pas oublier la photographie, bien plus belle que sur n'importe quelle comédie française, avec un beau contraste entre le jour, chromé comme dans une publicité, et la nuit particulièrement oppressante grâce à ses jolies teintes de bleu et de rouge.


Intelligent, affûté, sarcastique, Le Temps des Seigneurs mérite bien plus que l'anonymat total dont il est victime en France. Le propos est universel, les performances sont excellentes, c'est un plaisir pour les yeux, et ça me donne envie de me rétracter du tout au tout en m'intéressant à l'oeuvre d'Oskar Roehler... en attendant son biopic du sulfureux Rainer Werner Fassbinder, toujours avec Oliver Masucci !

Szalinowski
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le 21 févr. 2020

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