Le film prend d’entrée le spectateur à partie, s’ouvrant brutalement sur un coup de feu qui est comme un coup de tonnerre. Il ne le lâche pas jusqu’aux deux dernières scènes, sans doute les plus belles du film mais aussi les plus énigmatiques. Aussi constant dans ses thèmes et dans les noms de ses personnages principaux qu’il est fidèle à son esthétique anti-baroque, le cinéaste ne fait pas de fioritures.
Un avenir sombre et sans doute très proche fournit le cadre du Temps du loup : une catastrophe imprécise et qui restera toujours hors champ a mis à mal les ressources naturelles et poussé les hommes, pour survivre, à se regrouper en communautés à la composition plus ou moins fluctuante. On peut voir dans ce Haneke « mineur », ou sous-estimé, une concession faite à ce goût très xxie siècle pour le « post-apocalyptique » (cf. la Route, 28 jours plus tard, etc.), la mise en garde écologique en moins.
Mais c’est aussi pour le réalisateur l’occasion de porter un regard sur les facultés humaines d’adaptation et de gâchis. Alors que le mal dans Benny’s Video ou Funny Games ne touchait que la cellule familiale, le Temps du loup évoque quelques jours d’une crise généralisée — la question des rapports entre Eva adolescente et sa mère est à peine esquissée, et la traiter davantage aurait été sortir du sujet. À l’inverse, ne lire dans ce film qu’une simple analyse des rapports de pouvoir au sein d’un groupe, ou une métaphore de l’incapacité des bourgeois — en particulier adultes — à s’adapter, me paraît réducteur. À la rigueur, la parabole, si parabole il y a — j’y reviendrai plus bas —, est moins collective qu’individuelle.
On voit ici presque un huis clos, presque un reportage, comme un plan en coupe maladroit d’une micro-société faite de bric et de broc. L’important est tu, et se déroule hors-champ. Évidemment la gaucherie de Haneke est entièrement sous contrôle, et s’intègre à une esthétique du malaise, où il s’agit avant tout d’embarrasser le spectateur : insupportablement longues — l’enterrement d’un enfant —, violemment crues — l’abattage d’un cheval — ou interrompues brutalement, ces scènes que chez un apprenti cinéaste on trouverait frustes ou insuffisamment maîtriser sont simplement une exploration des thèmes récurrents du réalisateur — violence qui couve et explose, question des limites de l’humanité, communication impossible, homme loup pour l’homme.
Forcément, le Temps du loup est à la fois un film de cinéaste, comme n’importe quel Haneke, et un film à personnages, comme la plupart des films « post-apocalyptiques », en aucun cas un film à comédiens : les acteurs s’en tirent bien, mais de toute façon, même s’ils s’en tiraient mal, ça ne serait pas si gênant. (Il arrive, avec certaines intrigues, que mal jouer rende les personnages plus crédibles.)
Restent le nœud du scénario et les questions qui l’accompagnent. Qu’y a-t-il à l’origine de la crise ? Où et quand l’action se déroule-t-elle ? À la rigueur, on l’a dit, peu importe. Il me semble déjà plus fécond de se demander s’il faut prendre le dernier plan métaphoriquement ou au sens propre — et, si c’est au sens propre, quel est ce sens.
Dans le Temps du loup comme dans toute mythologie, il y a ceux qui vivent et ceux qui meurent, ceux qui luttent et ceux qui renoncent, ceux qui savent et ceux qui ignorent, ceux qui parlent et ceux qui se taisent. Et ceux — ici, celle — qui gardent une trace.
Et dans ce récit qui serait une parabole s’il était plus explicite, c’est surtout la figure nocturne et quasi-muette de Ben, mi-Christ, mi-Empédocle, qui attire les questions. Que lui arrive-t-il lors de ces nuits bernanosiennes où il se retrouve seul ? Quel sens donner à son silence ? Se prend-il pour l’un de ces trente-six justes cachés que le scénario emprunte aux légendes juives, et qui sont peut-être une clé du film ? Imagine-t-il, en s’immolant, achever un monde déjà fait de ruines vivantes ?
Les derniers mots du Temps du loup sont la tirade d’un homme consolant du mieux qu’il peut un enfant qui pour lui n’est probablement personne.



Mais tout va bien, merde ! Mais arrête, oui ! C’est ça, pleure un bon
coup, voilà… Ouais… Ouais, ça fait du bien… Qu’est-ce qu’ils ont bien
pu te raconter, hein ? Faut pas croire n’importe quoi, aussi… Il
emmerde tout le monde avec ses conneries, l’autre, là, le bouffeur de
larmes. Hein ? Lui, il y croit, c’est sûr. Seulement il ose pas. Mais
toi, toi t’es courageux, non ? Alors ? Mais dis-moi, tes parents, ils
sont où tes parents, hein ? Pourquoi ils te laissent tout seul, là,
dehors, comme ça ? Tu l’aurais fait, c’est sûr. Mais crois-moi : t’as
voulu le faire. Et ça, déjà, c’est suffisant. Tu vas voir, tout va
s’arranger, va. Et peut-être que, dès demain… peut-être demain y aura…
y aura une grosse voiture qui arrivera à fond la caisse, une voiture
de sport, tu sais. T’aimes ça, non ? Hein ? Et puis y aura un type qui
en descendra et qui dira que, bah, tout va bien de nouveau. Hein ? Et
l’eau nous descend dans la bouche, avec des pigeons tout rôtis, et
peut-être que des morts ressuscitent, hein ? Qu’est-ce t’en dis ?
C’est suffisant que t’aies voulu le faire. Tiens, d’ailleurs, je vais
le raconter à tout le monde.



Ensuite, c’est au spectateur de se débrouiller, hein.

Alcofribas
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le 21 nov. 2015

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