En parcourant à rebours la série des films ayant pour thème le docteur Mabuse, au-delà de l'aspect parfaitement illogique de l'entreprise, on a l'impression de s'enfoncer peu à peu dans un territoire dangereux, à la noirceur grandissante à mesure que l'on remonte le temps. Et même si l'ambiance de Le Diabolique Docteur Mabuse (1960) n'était pas particulièrement guillerette, force est de constater que Le Testament du docteur Mabuse (1933) nous plonge dans un univers infiniment plus glauque, plus mystérieux, plus périlleux. Ah, les années 30 chez Fritz Lang, quel délice...


Contexte éminemment important, bien sûr : c'est le dernier film allemand de Lang avant son émigration aux État-Unis (si l'on omet son court passage en France avec Liliom en 1934), à l'instar de ses camarades germanophones Murnau, Lubitsch et von Sternberg. Dernière collaboration avec Thea von Harbou pour l'écriture du scénario, avant que le couple ne se brise et que sa femme n'adhère de manière plus franche aux idéaux nazis (elle était déjà membre du parti depuis un certain temps). Deux ans après M le maudit, l'allusion au régime nazi est beaucoup moins évasive et le film sera censuré par Goebbels. Derrière l'intrigue policière et le climat de folie oppressant qui se suffiraient à eux-mêmes en termes purement cinématographiques, le poids de la parabole politique et la dimension totalitaire de l'organisation dirigée (manipulée devrait-on dire) par le diabolique docteur Mabuse n'avaient vraisemblablement pas plu au pouvoir d'alors en pleine ascension.


D'un point de vue technique, on retrouve la rigueur exemplaire qui caractérise tous les films antérieurs de Lang. Des effets spéciaux discrets s'ajoutent ici, pour matérialiser à l'écran la présence maléfique et fantomatique du gourou, comme un hommage aux expérimentations du début du siècle de Georges Méliès et autres frères Lumière, constituent à ce titre une sorte de prolongation envoûtante et fantastique de l'expressionnisme allemand. Le climat de terreur qui règne est sans cesse alimenté par l'implacabilité des cadrages, des compositions, et des bruitages (première séquence glaçante à ce niveau-là, en quasi muet). L'intrigue, même si elle multiplie les arcs narratifs secondaires, reste globalement limpide : c'est l'efficacité de la simplicité lorsqu'elle est utilisée à bon escient.


Difficile de ne pas penser à l'époque contemporaine du film quand on songe aux motivations de l'organisation au centre du Testament du docteur Mabuse : instaurer un climat de terreur pour déstabiliser la population et la pousser à se soumettre à un empire du mal absolu. Le fait que son principal instigateur commande ses troupes depuis sa chambre d'hôpital psychiatrique en griffonnant des phrases au sens obscur, rappelle une autre œuvre, bien réelle, écrite depuis une cellule de prison au milieu des années 20. Le personnage du docteur Baum, qui passe à l'égard de Mabuse de la fascination à la manipulation puis à la possession (il va même jusqu'à énoncer des pans entiers du programme national-socialiste), cristallise des enjeux encore différents, allant bien au-delà d'une simple constatation d'un état de fait propre au début des années 30 en Allemagne. Il est le cœur du glissement du mal d'une personne à une autre, d'un état à un autre, dans un mouvement de contamination qu'on imagine infini. Comme par absorption, Baum devient Mabuse, sa folie, et bien sûr ses idées : le thème de la réincarnation sans fin du mal et de sa capacité à pénétrer les esprits est à ce titre effrayante, encore une fois, et continuellement relancé par la fiction et son apport fantastique. L'emprise d'un fantôme dans le film se traduit assez facilement en termes issus de la réalité. Il semble presque inutile de lutter, ou même d'essayer d'échapper aux rets d'un tel réseau organisé.


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le 3 janv. 2017

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