Quelques notes de cithare qui éclairent la morosité d’une ville en ruines. Entré dans la légende, Le Troisième Homme figure parmi les grands classiques du film noir, dans lequel il était temps de se replonger pour écrire quelques mots sur ce qui fait son charme après toutes ces années.


Au lendemain de la guerre, Vienne, capitale romantique et historique par excellence, est meurtrie. Meurtrie par les bombardements, mais aussi par le marché noir qui prend une ampleur incontrôlable en ces temps troublés. Anglais, américains, français et russes se partagent l’autorité d’une ville qui doit se reconstruire. Une ville loin de sa gloire habituelle, où se rend Holly Martins, un petit écrivain américain sans véritable succès à son palmarès, qui vient retrouver un ami de longue date. Des retrouvailles qui tourneront court lorsqu’il apprendra que l’ami en question est mort suite à un accident, renversé par une voiture au pied de chez lui. C’est l’entrée dans un vrai labyrinthe parsemé de pièges, où la quête de vérité, plus forte que tout, est source de dangers inconnus.


Holly Martins est aussitôt frappé par le doute, et le doute est la clé du Troisième Homme. Tout ce que nous voyons nous fait douter. Les personnes que rencontre l’écrivain afin de lever le voile sur le mystère de la disparition de son ami, les agissements de la police, tout ce qu’on essaierait de faire passer pour des évidences n’empêche pas de donner lieu à des questionnements. Cela se manifeste non seulement dans l’attitude des personnages et dans l’organisation du scénario, mais aussi, et surtout, dans l’aspect visuel du film. Avec son esthétique très expressionniste, et ses plans désaxés notamment, Le Troisième Homme traduit l’égarement et l’incompréhension, comme pour illustrer une forme de vérité déformée. Les jeux de lumière et techniques hérités de l’expressionnisme étaient souvent utilisés dans les films noirs, mais le film de Carol Reed est probablement l’un de ceux qui y a le plus recours, avec une forme très prononcée.


L’expressionnisme, mouvement dominant dans le cinéma allemand des années 1920, avait pour vocation d’extérioriser les tourments internes des personnages, en les illustrant grâce aux jeux de lumière, aux décors ou au montage. Le Troisième Homme suit donc cette démarche, en adéquation avec l’esprit du film, en tordant la réalité, pleine d’aspérités et d’inconnues aux yeux d’Holly Martins. En voyant le film de Carol Reed, on pense à Murnau et à ses jeux de lumière, à Lang et à ses foules anxiogènes et menaçantes, ou même à Eisenstein, dans certains gros plans et effets de montage.


Dans cette Vienne d’après-guerre, personne n’est digne de confiance, la population est aux abois, c’est un véritable climat de panique et de méfiance générale qui s’est installée, comme l’illustre, entre autres, la scène du taxi, assez éloquente à ce propos. Pour l’écrivain, l’heure est à la réécriture de l’histoire, celle qui a été construite de toutes pièces mais dont les composantes ne collent pas entre elles. A ses côtés, Anna tente, elle aussi, de retrouver ses repères dans un monde qui en est dépourvu, apportant une dimension plus historique et géopolitique au film, tout en faisant le lien entre l’écrivain et son ami, dont il découvre qu’il avait largement divergé du chemin qu’ils avaient entrepris ensemble auparavant.


Embarqué dans une spirale infernale, à l’image de la scène des escaliers en contre-plongée, dans un monde désolé et détruit, comme l’illustre notamment la poursuite à pied dans les ruines de Vienne, Holly Martins devient l’alter ego du spectateur, immergé dans cette histoire où règnent mensonges et mystères. Le Troisième Homme est un film à la beauté impressionnante, grâce à cet expressionnisme que l’on pourrait qualifier de "modernisé" puisqu’il est bien ultérieur au mouvement original, accompagné des mélodies mémorables composées par Anton Karas et jouées à la cithare, conférant au film une atmosphère tout à fait particulière. On y rajoute la présence d’Orson Welles, dont on retient notamment la première apparition et, bien sûr, le reste de sa prestation, formidable, et on obtient bel et bien un film de légende et au charme unique.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

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le 23 nov. 2020

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